Le défi irlandais

Le défi irlandais

Les élections irlandaises ont bouleversé le paysage politique. Il en résulte une rébellion ouverte contre les prescriptions de l’Europe et les exigences du système financier. Nul ne sait encore comment la situation peut évoluer. Mais l‘Union européenne est désormais acculée à la nécessité d’agir sur les dettes souveraines. Sauf à risquer l’implosion.

Les pays méditerranéens ne sont pas les seuls à être frappés par la fièvre contestataire. Voilà que les dernières élections en Irlande ont laminé la faction au pouvoir depuis des lustres. Non que le dernier gouvernement fût suspect de despotisme. Ce serait plutôt le contraire : il lui a été surtout reproché sa soumission aux injonctions bruxelloises et au « plan d’aide » concocté par la BCE et le FMI. Qui leur a collé sur le dos une dette d’autant plus éreintante qu’elle a été consentie à des taux assassins. Le tout assorti de restrictions budgétaires asphyxiantes : il est désormais clair pour les Irlandais que l’intégration européenne suppose un total abandon de la souveraineté. Le pays fut pourtant l’appartement-témoin du programme de l’Union. Laquelle n’a pas lésiné en aides directes et en dérogations, pour favoriser le décollage d’une petite nation éternellement à la traîne, sujette à un exil structurel. L’Irlande ne comptait que 3,5 millions d’habitants voilà vingt ans –1 million de plus aujourd’hui, après le fort courant d’immigration de ses années fastes ; ils sont 4 millions au Canada à revendiquer une origine irlandaise et 60 millions aux Amériques. Certes, Oscar Wilde, James Joyce, George Bernard Shaw et Samuel Beckett sont nés à Dublin. Mais depuis lors, cette ville était surtout restée célèbre par ses incessants attentats, avant que l’Europe ne fasse naître le mythe du « Tigre celtique ».

Ce dernier a désormais perdu toutes ses dents, mais ses populations sortent leurs griffes. Car après le miracle du boom, catalysé par un système fiscal qui fait du pays un mini-paradis fiscal en Europe, suralimenté par un banquet de transferts financiers communautaires, les dommages collatéraux de la crise ont été plus violents que partout ailleurs. La frénésie immobilière a atteint l’hystérie : à la fin de l’année 2007, le mètre-carré en banlieue dublinoise coûtait plus cher qu’à Paris intra muros. Aujourd’hui, il y aurait environ 330 000 logements libres, dont nombre n’ont jamais été occupés – et le ne seront pas de sitôt. Et comme dans toute bonne bulle immobilière, l’endettement a accompagné le processus : les ménages sont étranglés par cohortes entières, les professionnels de la promotion ont coulé, et avec eux les banques qui les finançaient. Avant que l’Etat ne vienne à la rescousse, occasionnant ainsi un déficit budgétaire qui atteindra cette année 32% du PIB : un record qui demeurera probablement inégalé. Sur les trois dernières années, le PIB a reculé de 15% ; pour que la situation budgétaire ne s’aggrave pas, il faudrait un nouveau recul de 20% sur la seule année en cours. Et l’austérité à perpétuité… Difficile à imaginer.

Vers l’inévitable « haircut »

C’est sur le refus de telles perspectives que les Irlandais ont choisi de chasser leurs dirigeants. Tant qu’ils étaient en campagne électorale, les nouveaux élus du Fine Gael pouvaient tout à loisir dénoncer l’ingérence communautaire et la tyrannie des créanciers. Maintenant qu’ils sont aux commandes, les ennuis vont commencer. Du côté des autorités de l’UE, on certifie (sous couvert de l’anonymat, tout de même) que l’Irlande ne peut échapper à la potion qui lui est promise, quand bien même les Irlandais ne seraient pas d’accord. En un mot, cela revient à recommander à Dublin de copier son mode de gouvernement sur Tripoli. On ne donne pas cher d’une stratégie aussi insensée. Même la très orthodoxe Angela Merkel a compris qu’il faudrait lâcher du lest, pour prévenir des risques que l’Union, déjà fragilisée, ne pourrait supporter sans risquer l’implosion. Elle accepterait en conséquence que les conditions des prêts à l’Irlande soient « renégociées ». C’est gentil, Angela, mais cette aimable proposition revient à pendre les Irlandais avec une corde en soie, au lieu du chanvre rustique.

Le problème est plus profond : il est techniquement impossible à l’Irlande de faire face à ses engagements, surtout dans un contexte où la croissance mondiale ne vient pas adoucir la douleur. Il en résulte qu’une bonne partie de ses dettes devra disparaître de son bilan ; soit que la solidarité européenne en assume la charge, ce qui serait un précédent hasardeux (d’autres candidats à la solidarité sont déjà en piste) ; soit que les dettes sont restructurées, avec pour corollaire le massacre des créanciers. Parmi lesquels de nombreuses banques, tout particulièrement européennes, qu’un tel scénario enverrait dans le mur. Bref, on en revient aujourd’hui aux mêmes interrogations que celles distillées dans ces colonnes, dès le début de la crise : comment constater le caractère irrécouvrable d’une bonne partie des dettes mondiales, en faisant le moins de vagues possibles. On connaît la réponse qui été apportée depuis trois ans : le contribuable a pris en charge une (petite) partie des dettes privées – notamment bancaires. Maintenant que les Etats ont largement épuisé leur capacité d’emprunt et que le problème n’est toujours pas résolu, il va bien falloir passer à une nouvelle étape. Les chirurgiens des champs de bataille connaissent le scénario : un traitement trop léger expose le patient au risque d’amputation ; reculer l’amputation fait alors craindre le pire. En ce mois de mars vont se tenir en Europe des réunions importantes, voire décisives. Où il faudra logiquement décider de la chirurgie lourde…

Par Jean-Jacques JUGIE

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