Le Conseil d'État persiste

Le Conseil d’État persiste et signe : encore et toujours la jurisprudence Czabaj

Le Conseil d’État (section du contentieux, 1ère chambre, n° 431511) a refusé d’admettre le 27 décembre 2019 un pourvoi formé contre un arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille du 26 avril 2019.

Par Me Philippe KAIGL Maître de conférences, Université Côte d’Azur, Faculté de droit et science politique de Nice, membre du CERDP (EA n° 1201), France, avocat au Barreau de Grasse

Le Département des Alpes-Maritimes avait décidé le 11 août 2014 de mettre fin au contrat de travail de l’une de ses assistantes familiales qu’il avait recrutée en 2010. L’assistante familiale avait saisi le 24 juin 2016 le tribunal administratif de Nice pour faire annuler cette décision. Si l’article R 421-1 du code de la justice administrative dispose que le recours doit être formé "dans les deux mois de la notification de la décision attaquée", l’article R 421-5 du même code ajoute que ce délai n’est "opposable qu’à la condition d’avoir été mentionné dans la notification de la décision". Or en l’espèce, la lettre de licenciement ne précisait pas le délai dont disposait l’assistance familiale pour contester cette mesure. L’assistante familiale n’avait donc a priori aucun délai à respecter.

Contra legem ?

C’était sans compter sur la jurisprudence inaugurée par le Conseil d’Etat le 13 juillet 2016(1) selon laquelle "le principe de sécurité juridique… fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire… En une telle hypothèse… le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable ; … ce délai ne saurait… excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance".

L’assistante familiale ayant exercé son recours devant le tribunal administratif de Nice un an et dix mois après son licenciement, tant le tribunal administratif que la Cour administrative d’appel de Marseille avaient rejeté sa requête, la Cour estimant qu’il appartient au juge
administratif de faire application de la jurisprudence Czabaj à ce litige "quelle que soit la date des faits qui lui ont donné naissance".
En effet, l’affaire de l’assistante familiale présentait la particularité d’avoir été portée devant le tribunal administratif de Nice le 24 juin 2016, c’est-à-dire à une date où le Conseil d’État n’avait pas encore inauguré sa jurisprudence Czabaj (13 juillet 2016). Ne connaissant à l’époque que la règle de l’article R 421-5 du code de la justice administrative, l’assistante familiale ne pouvait pas prévoir que moins d’un mois après l’introduction de son recours, le Conseil d’État inaugurerait dans une autre affaire que la sienne une solution prétorienne manifestement contraire aux dispositions du code de la justice administrative. Elle ne pouvait avoir comme référence jurisprudentielle la plus récente que les arrêts du Conseil d’État du 13 mars 1998 qui
respectaient scrupuleusement la règle de l’article R. 421-5 du code de justice administrative(2).
Le souci du Conseil d’État de respecter le "principe de sécurité juridique" a donc créé au préjudice des administrés une autre forme d’insécurité juridique puisque la jurisprudence Czabaj est ouvertement contra legem(3).

"Un coup porté à la construction du droit"

La jurisprudence Czabaj n’a cessé de s’étendre, d’abord au contentieux fiscal à propos des recours que doit présenter le contribuable avant de saisir le juge administratif(4), puis au contentieux de l’urbanisme, de telle sorte qu’elle est même applicable aux tiers qui veulent contester la décision administrative litigieuse(5), et enfin aux décisions implicites de rejet nées du silence gardé par l’administration sur une demande présentée devant elle(6).
La décision du 27 décembre 2019 refusant l’admission du pourvoi de l’assistante familiale contre l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille du 26 avril 2019 confirme que le Conseil d’État reste insensible à toutes les critiques doctrinales. Un auteur y voit un coup porté à la "construction de l’État de droit" (O. le Bot, chronique de contentieux administratif, JCP A 2017, 2053). Un autre reproche au juge administratif de "décréter la régression générale" (X. Souvignet, Sécurité juridique et délai raisonnable : l’usage et le mésusage des notions : JCP G n° 51, 19 Décembre 2016, 1396). "Le plus évident des reproches qui peut être adressé à l’arrêt Czabaj est de constituer un arrêt de règlement" que "le rôle créateur du juge administratif dans la confection du droit administratif" ne suffit pas à légitimer (G. Eveillard, Le délai pour agir devant le juge administratif : Droit Administratif n° 12, Décembre 2016, comm. 63).

Le Conseil d’État reste également insensible à une certaine résistance des juges du fond. En effet, la Cour administrative d’appel de Versailles a refusé l’irrecevabilité inspirée de la jurisprudence Czabaj en déclarant recevable un recours déposé un an et neuf mois après la décision administrative attaquée(7). De même, la Cour administrative d’appel de Paris a refusé de juger tardif le recours introduit "au-delà du délai raisonnable d’un an" par une requérante qui avait pendant ce temps multiplié les tentatives de rapprochement avec les administrations concernées et saisi le médiateur de l’Éducation nationale qui a initié des échanges avec le rectorat en vue d’une "résolution gracieuse du différend l’opposant au rectorat(8)".
Le Conseil d’État reste enfin tout aussi insensible à la perspective d’un recours contre la France devant la Cour européenne des droits de l’Homme.

En effet, la jurisprudence Czabaj peut s’analyser en une atteinte au "droit d’accès à un tribunal" prévu par les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Les universitaires et les praticiens vont rester très attentifs à l’évolution de la jurisprudence Czabaj.

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