Le marasme des riches

  • le 16 janvier 2009

Le recours excessif au crédit ne pénalise pas que les pauvres américains. Les grands patrons en paient aussi le prix élevé. Notamment en Russie, où les oligarques ont abusé de l’effet de levier de la dette. Si bien que l’Etat pourrait redevenir propriétaire de bien des firmes naguère privatisées pour un plat de blinis.

Une nouvelle rafraîchissante pour ceux qui s’émeuvent des conséquences de la crise en cours sur leur propre situation : ils ne sont pas les seuls. Même les milliardaires souffrent, si l’on en croit ce titre mélodramatique du Figaro : « La grande déprime des oligarques russes ». L’article est illustré par la mine déconfite du célèbre Roman Abramovitch – encore que, avouons-le, le Russe ait plutôt l’air, sur la photo, d’avoir un peu forcé sur la vodka… On le comprend, du reste : son portefeuille aurait fondu de… 22 milliards de dollars en moins de neuf mois. C’est probablement un peu plus que la baisse de votre PEA sur la même période, si vous ne jouez pas dans la même cour : tout le monde ne peut pas, comme Abramovitch, être propriétaire d’un club de football professionnel, dont l’entretien, paraît-il, coûte plus cher qu’un escadron de danseuses – pour des satisfactions bien moindres. Malgré tout, Roman peut s’estimer heureux : son collègue Oleg Deripaska, champion de la métallurgie et première fortune moscovite en 2008, aurait perdu 35 milliards de dollars sur la même période (1 220 milliards de roubles, pour être précis). La (contre)performance est d’autant plus remarquable que, selon le classement établi par le magazine Forbes, la fortune d’Oleg s’établissait l’année dernière à… 28 milliards de dollars. Si bien qu’en ayant conservé, jusqu’à ce jour, l’intégralité de son « empire », Deripaska aurait vu fondre son magot de plus 28 à moins 7 milliards de dollars. Difficile à comprendre, n’est-ce pas ? La clef du mystère réside sans doute dans le fait suivant : en 2008, Forbes a grossièrement surévalué les actifs nets d’Oleg, en omettant une bonne partie de son endettement. En revanche, l’évaluation de 2009, établie par le quotidien russe Izvestia, doit être proche de la réalité, le journal ayant obtenu des informations précises (quoique confidentielles) sur les encours de l’intéressé auprès des banques russes. Il est permis de supposer que leur divulgation n’est pas complètement innocente, la presse de M. Poutine jouissant, comme chacun sait, d’une totale liberté d’investigation.
La martingale Poutine
Le feuilleton des « milliardaires » russes donne l’occasion de revenir sur un thème récurrent de cette chronique depuis de longues années : la surestimation probable de la solidité financière des firmes multinationales. Pour la raison principale que ces sociétés sont confrontées à un endettement considérable, conséquence des dogmes de gestion « débiles » qui se sont partout imposés. La performance se mesurant désormais à l’aune exclusive des fonds propres, les résultats d’exploitation sont d’autant plus spectaculaires que les fonds propres sont… faibles. Ce capitalisme sans capital a ainsi autorisé de généreuses distributions aux actionnaires, ainsi qu’au management « responsable » des prouesses que procure l’effet de levier du crédit, quand les affaires marchent bien. Dans le même esprit, le palmarès des fortunes mondiales néglige, le plus souvent, l’endettement personnel de leurs titulaires, lequel est obtenu par nantissement des actions de leurs sociétés. Il n’est donc pas surprenant que l’on commence à enregistrer un vent de suicides, un peu partout dans le monde, de la part de personnalités qui appartenaient hier au petit monde des super-riches. Le principe de la ruine est le même que pour celui des crédits « subprime » accordés aux pauvres : la valeur du gage s’effondre, mais la dette demeure.

Il en résulte déjà une large redistribution des cartes, et le phénomène ne fait que commencer : les mouches changent d’âne, selon la formule populaire. Un processus net et violent en Russie, où les oligarques ont très largement recouru au crédit, auprès de la VEB, la principale banque publique, dont le conseil d’administration est présidé par… Vladimir Poutine lui-même. A ce titre, ce dernier a octroyé, en fin d’année dernière, une grosse enveloppe de prêts (78 milliards de dollars) à de nombreux entrepreneurs étranglés par leurs dettes contractées à l’étranger. Il semblerait que les facilités en cause aient été surtout accordées aux amis du pouvoir, selon les allégations de Gorbatchev qui dénonce l’utilisation de deniers publics « pour sauver les avoirs d’un cercle étroit d’hommes d’affaires influents ». Les accusations sont crédibles, mais presque « trop » crédibles pour être appréhendées au premier degré. Car l’Etat russe pourrait, en cette occasion, prendre sa revanche sur les oligarques enrichis sous le règne d’Eltsine et sur les dépouilles industrielles de l’ex-Urss.
Déjà, de grandes batailles ont été engagées pour le pétrole et le gaz, sur la base de pratiques juridiquement contestables. Au cas présent, la bagarre pourrait se jouer « à la loyale » : les grands patrons ont dû apporter en garantie de gros paquets d’actions de leurs propres firmes, auprès des banques publiques, afin d’obtenir de l’argent frais. S’ils rencontrent des difficultés à rembourser, ce qui est assez probable, les banques seront fondées à s’approprier les titres en cause. La « maison Russie » pourrait ainsi renationaliser une bonne partie des firmes exploitant, notamment, les ressources naturelles. En ces temps de doutes métaphysiques, où s’étiole la ferveur des zélateurs du capitalisme libéral, le pouvoir russe démontre son attachement constant à un capitalisme d’Etat décomplexé. Et au même moment, Poutine prononce à la tribune de Davos un vibrant plaidoyer en faveur de l’économie de marché. Déroutant, non ?

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