De l’expérimentation monétaire

Mélanger quelques produits dans un tube à essais, agiter et attendre une réaction favorable : telle est la définition de l’expérimentation téméraire. Celle à laquelle s’adonnent aujourd’hui les banques centrales, et que vient d’épingler l’économiste William White dans un article décapant. Bien que largement ignoré. Dommage.

La vie ordinaire d’un chroniqueur offre heureusement quelques moments rares. Comme la découverte d’un article d’économiste qui ne soit pas une bouillie de pathos hermétique, ou un chapelet de poncifs mal équarris. C’est donc avec ravissement que l’on peut lire, dans un numéro récent du quotidien La Tribune [1], les développements de William White sur la politique monétaire des banques centrales. Qui est donc ce Mr White, penserez-vous, avant de rechercher fébrilement son CV sur Wikipédia. Vous aurez alors droit à la litanie des homonymes : un religieux américain (1748-1836), 1er évêque-président de l’Eglise épiscopale des Etats-Unis ; un architecte britannique (1825-1900), grand restaurateur d’églises gothiques ; un footballeur du Liverpool F.C pendant la saison 1901-1902. Et enfin un chanteur de rock, né à Barbade en 1972 et résidant en Suisse depuis sa majorité légale. On s’en doute, aucun de ces portraits ne correspond à notre White économiste, inconnu de l’encyclopédie Trivial Pursuit de l’Internet. Ce n’est pourtant pas un rond-de-cuir anonyme : il a commencé sa carrière à la Banque d’Angleterre en 1969, passé 22 ans à la Banque du Canada et les 14 suivantes au board de la BRI. Depuis sa « retraite » (il a 70 ans), il est principalement en charge des questions de développement auprès de l’OCDE. Nul ne peut douter de son expérience, et son cursus témoigne d’une expertise reconnue. Bref, ses commentaires méritent l’attention, d’autant qu’il s’exprime « à titre personnel » et pas au nom de l’institution à laquelle il appartient aujourd’hui.

« Retarder les difficultés »

William White s’exprime comme un diplomate de l’ancienne école qui déclarerait la guerre à un homologue étranger. Avec la forme qui convient entre gens bien élevés, sans élever le ton et sans refuser la tasse de thé. Mais le fond de son propos est d’une grande violence : c’est un réquisitoire sévère contre l’une des « expérimentations les plus importantes de l’histoire moderne » en matière de politique monétaire. A savoir « l’accès ultra-facilité » aux liquidités – le préfixe ultra désignant clairement un dépassement, un degré extrême ou excessif. Une outrance. Pour étayer son raisonnement, White prend soin d’appeler à son secours des penseurs reconnus (Knut Wicksell et Hyman Minsky), qui ont depuis longtemps alerté des risques nés de la manipulation des taux d’intérêt par rapport à leur valeur « naturelle » (fixée par l’économie réelle). Ainsi que de la création intensive de crédit, qui offre un effet de levier considérable, susceptible d’occasionner « des dommages durables pour les pans à la fois réel et financier de l’économie ». On appelle aujourd’hui « moment Minsky » la période où les spéculateurs sont obligés de brader en masse leurs actifs pour trouver la liquidité qui leur fait défaut.

Pour White, il existait avant 2007 des signes suffisants pour valider les préoccupations théoriques des économistes précités : chute inédite de l’épargne des ménages anglo-saxons ; en Europe, aspiration du crédit par les Etats périphériques, ayant engendré une énorme bulle immobilière ; en Chine, ruée sur l’investissement en capital fixe (jusqu’à 40% du PIB). Autant d’anomalies qui ont déjà occasionné des dégâts considérables, ou en produiront de nouveaux. Et pour y faire face, les banques centrales pratiquent des politiques d’« assouplissement » inédites par leur ampleur. Ce qui est compréhensible, car à chaque période de politique accommodante suit une période restrictive de moindre intensité. Si bien que les doses doivent être augmentées lors de la récession suivante, comme chez les drogués, sans que les excédents antérieurs aient été totalement épongés. Lesquels s’accumulent dans le système bancaire « fantôme » (shadow banking), qui s’exonère de la réglementation, ignore les normes ordinaires d’attribution du crédit, et pratique des leviers explosifs dans les opérations spéculatives. Se pose ainsi la question : comment les banques centrales peuvent-elles piloter un atterrissage en douceur, et rétablir des conditions de sécurité normales en termes de taux d’intérêt et de masse monétaire ?

S’agissant d’une « expérimentation » hardie, selon la formulation de White, personne ne sait véritablement comment fermer l’accès « ultra-facilité » aux liquidités. Pour preuve, Ben Bernanke, patron de la Fed américaine, annonçait récemment la réduction prochaine des opérations de quantitative easing, avant leur interruption programmée. Les marchés boursiers ont immédiatement dévissé, obligeant le banquier central à amender ses allégations antérieures. Pour preuve la Chine, inquiète de l’explosion incontrôlée du crédit, annonçait récemment que l’Institut d’émission allait rationner ses liquidités aux banques commerciales. Deux séances de panique boursière auront suffi à lui faire changer d’avis. Pour preuve la BCE, à laquelle rien n’était demandé, a préféré anticiper l’incendie en noyant les marchés de ses intentions rafraîchissantes : elle continuera d’offrir ce qu’il faut, à qui il faut, à livre ouvert. Et jusqu’à la saint glinglin, si nécessaire. En somme, tout le monde est parfaitement conscient que la prospérité des places financières est totalement factice, et exclusivement redevable aux libéralités invraisemblables des banques centrales. Tout le monde sait également qu’il ne sera pas possible de stationner éternellement sur ce petit nuage virtuel. Mais pour en descendre, il n’y a pas d’échelle ; la seule option ouverte reste le hard landing, soit que le nuage crève, soit que ses squatters sautent d’eux-mêmes. Un contexte qui mériterait « une réévaluation globale et fondamentale de la manière dont fonctionne l’économie ». Mais comme le note White, rien ne laisse entrevoir qu’elle soit envisagée.

Visuel : Photos Libres

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