La BCE devant la Cour

La BCE devant la Cour

En Europe, il y a au moins un banquier central digne de ce nom : celui qui préside la Bundesbank. Compétent et rigoureusement orthodoxe, il a le profil requis pour se faire beaucoup d’ennemis. Dont la BCE, qu’il vient de traîner devant la Cour constitutionnelle allemande. Une action qui ne restera pas sans conséquences.

Il ne suffisait pas à l’Allemagne de susciter des sentiments mitigés – pour rester poli – auprès des autres Etats-membres. La voilà maintenant plongée dans une méchante querelle intestine opposant Jens Weidman, le jeune et brillant président de la Bundesbank, à Jörg Asmussen, le représentant allemand au directoire de la BCE. L’enjeu n’est pas mince : il concerne ni plus ni moins les attributions de la Banque centrale en matière de politique monétaire. Selon Weidman, qui défend l’héritage d’orthodoxie de la Buba avec des arguments solides, la BCE n’a été mandatée que pour un seul objectif : maintenir la stabilité des prix (dans la limite de 2% par an). Ce que le jargon économique appelle garantir la parité interne de la monnaie. Il semble, du reste, que l’opinion publique allemande soit en majorité favorable à cette approche : c’est par sa discipline sans faille de lutte contre l’inflation que la Buba put rétablir l’aura du deutschemark, et ainsi favoriser la constante prospérité du pays depuis la fin de la Deuxième guerre. La mémoire de l’hyperinflation des années 20 demeure vivace, même si rares sont ceux qui peuvent se souvenir d’avoir payé 30 milliards de marks pour un simple timbre-poste.

La question qui se pose, et qui a été soumise au Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, est de savoir si la BCE respecte les limites de son mandat au travers du programme d’OMT (Outright monetary transactions), consistant pour la Banque à racheter sur le marché les obligations émises par les Etats-membres en difficulté, afin d’écraser les différentiels de taux observés entre ces titres et ceux des « bons élèves » européens. Ce qui revient, pour l’Institut d’émission, à charger son bilan de papier risqué (c’est un euphémisme), et ainsi à mettre en péril la solidité financière de la Banque centrale commune, contraignant alors les Etats actionnaires à la recapitaliser à due concurrence. Pour Jens Weidman, qui reste toutefois attaché à l’indépendance de l’institution, il ne saurait être question pour la Banque de « tout faire pour sauver l’euro », comme le déclara en son temps son président, Mario Draghi. Car les questions existentielles relèvent du champ politique ; seules les questions techniques relèvent de la responsabilité de la Banque, en toute indépendance, certes, mais sous réserve qu’elles se règlent au travers de moyens conventionnels – c’est-à-dire légaux au sens de la doctrine monétaire. Il n’est pas douteux que les OMT sortent largement du cadre traditionnel des opérations d’open market, interventions de la Banque centrale sur les marchés financiers, visant à la fois à réguler la liquidité et à contenir l’évolution des taux d’intérêt. Car les transactions en cause portent potentiellement sur des encours élevés et sont en même temps ciblées sur des titres de moindre qualité, qu’une Banque rigoureuse devrait déclarer infréquentables.

Abus de mandat ?

Les conclusions de la Cour de Karlsruhe ne seront pas dévoilées avant septembre prochain. Mais sa saisine fait de nouveau affleurer un certain nombre de préoccupations lancinantes et de critiques récurrentes. Toutes ne sont pas nécessairement justifiées et masquent quelquefois le fond des problèmes en suspens. Celui de l’étendue du mandat de la BCE, en particulier. Que ses membres soient nommés et non élus ne constitue pas en soi une difficulté. Mais compte tenu de son indépendance à l’égard de la représentation politique, son champ d’action mérite d’être sérieusement encadré, et ses missions strictement circonscrites à son objet statutaire. Faute de quoi, comme on peut l’observer en Europe et ailleurs, l’Institut d’émission peut devenir un formidable instrument de pouvoir, absolument dépourvu d’assise démocratique, soumettant les peuples et leurs élus aux seuls intérêts du système financier – à savoir principalement les banques commerciales, dont la Banque centrale est le « parrain ». La hardiesse des moyens de politique monétaire déployés dans les grands pays, et dans une moindre mesure en Europe, laisse augurer la survenance d’embarras majeurs que les Etats – et donc les citoyens – auraient alors à éponger (s’ils le peuvent…). Weidman défend ainsi une ligne cohérente en demandant que la BCE soit confinée à une bonne administration de la monnaie. Au lieu de se hausser au rang de monarque omnipotent, employé à protéger le pré-carré de ses vassaux de la finance.

L’intervention de la Cour constitutionnelle allemande va pouvoir raviver les débats byzantins sur la hiérarchie des normes. Si Karlsruhe ne peut contraindre la BCE, qui ne relève pas de sa juridiction, elle peut se prononcer sur la conformité à la constitution allemande des actes de l’institution. Et contraindre le gouvernement allemand à agir en conséquence. La Cour a déjà rappelé, en d’autres occasions, que « le Bundestag ne peut transférer de façon inconditionnelle son pouvoir budgétaire à d’autres acteurs ». Ce transfert peut être considéré comme implicite dans le cadre de la gestion risquée de la BCE, cette dernière étant ainsi susceptible de devoir appeler des fonds à son actionnaire Bundesbank – c’est-à-dire à l’Etat fédéral allemand. Il est probable que la Cour de Karlsruhe attendra prudemment l’issue des législatives pour prononcer son jugement. Afin de ne pas embarrasser Angela Merkel qui s’est rangée, au nom de la realpolitik, à la stratégie de Mario Draghi. Laquelle présente au moins l’avantage d’avoir calmé les marchés et ainsi permis de repousser les prochaines échéances douloureuses. Celles qui décideront du sort (peu enviable) de la Grèce et du Portugal. Il nous reste un peu de temps pour repasser nos mouchoirs. Et réviser la « Théorie pure du droit » de Hans Kelsen.

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