Luc Ferry : "la nouvelle

Luc Ferry : "la nouvelle économie n’est pas du tout collaborative"

Le philosophe et homme politique analyse les raisons et les conséquences pour notre société des profondes mutations technologiques que nous vivons et qui vont s’amplifier.

"La 3ème révolution industrielle : menaces et promesses". Pour disserter sur ce sujet qui interpelle chacun de nous dans sa vie quotidienne, le Centre de Gestion Agréé des Alpes-Maritimes (CGA 06) ne pouvait trouver meilleur conférencier que le philosophe et homme politique Luc Ferry venu mardi soir éclairer l’assistance au château de Valrose à Nice. Entre promesses pour l’avenir et menaces réelles ou supposées, celui qui fut enseignant, ministre de la Jeunesse et de l’Éducation nationale a porté une parole argumentée et pertinente.

On parle aujourd’hui de nouvelle révolution industrielle. De quoi s’agit-il ?

Nous vivons aujourd’hui la troisième révolution industrielle. C’est celle des NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et Cognitivisme ou sciences de l’intelligence artificielle). Auxquelles il faut encore ajouter d’autres domaines révolutionnaires : la robotique, les imprimantes 3D, l’hybridation homme/machine et la recherche sur les cellules souches ainsi que sur les cellules sénescentes. Tous ces domaines convergent assez largement entre eux et forment, pris ensemble, l’infrastructure de cette troisième révolution industrielle qui présente deux retombées principales : le premier le projet transhumaniste d’augmenter l’être humain et puis l’économie dite "collaborative", ce qu’on appelle aussi "l’uberisation du monde", par allusion à l’entreprise venue concurrencer les taxis grâce à l’intelligence artificielle qui peut traiter en quelques fractions de secondes des masses énormes de données (le "big data") sur des capteurs (l’internet des objets) logés dans votre Smartphone.

Uber, c’est le nouveau modèle ?

Le modèle parfait de l’économie collaborative est en réalité fourni par Airbnb plus encore que par Uber. Car avec la location d’appartements de particuliers à particuliers via une simple application, on voit apparaître un nouveau visage de la concurrence capitalistique : ce sont désormais, grâce à l’intelligence artificielle (IA), des non professionnels qui peuvent venir concurrencer les professionnels de la profession. Il n’y a pas d’hôteliers ni de restaurateurs chez Airbnb, seulement des jeunes gens qui, grâce à l’IA, disposent d’une application capable de mettre très simplement en relation des particuliers avec d’autres particuliers. Ils peuvent ainsi monter une entreprise dont la valeur potentielle est trois fois supérieure à celle d’un groupe hôtelier comme Accor. Alors même qu’Airbnb ne dispose d’aucun mur, d’aucune salle de bain, bref d’aucun bien immobilier !

Le collaboratif, un nouveau mode de fonctionnement pour notre société ?

Contrairement à ce que raconte de manière absurde un idéologue comme Jeremy Rifkin, cette économie n’a rien de "collaboratif". Pour les hôteliers, sinon pour les particuliers, c’est plutôt une concurrence sauvage, déloyale et dérégulatrice. Car les personnes privées ne sont pas soumises aux mêmes obligations qu’eux, aux mêmes normes de sécurité, de prise en charge du handicap, aux charges sociales, etc. Ce n’est évidemment pas une raison pour interdire les bienfaits de cette économie nouvelle. Mais on ne peut pas non plus rayer d’un trait de plume les questions délicates qu’elle soulève.
Intelligence artificielle : fantasmes et réalité ?
Aujourd’hui, c’est la grande mode. Des spécialistes se rassurent en prétendant qu’on surestime l’IA, qu’elle est pleine de défauts, que les technophiles comme Laurent Alexandre, dont je recommande le dernier livre, se fourvoient, etc.
Le débat est ouvert. Mais la vérité, c’est que depuis l996, l’IA a quand même progressé de manière exponentielle. À l’encontre d’une opinion courante, elle s’auto-éduque autant qu’elle se programme. C’est ce qu’on appelle le deep Learning.

Des exemples d’applications ?

Grâce à l’IA, il est par exemple possible aujourd’hui de séquencer en quelques minutes le génome (l’ADN) humain pour une somme dérisoire (moins de l500 dollars, alors qu’en l990, le premier séquençage a duré 13 ans et coûté 3 milliards de dollars). C’est ce qui permet d’analyser la signature génomique d’une tumeur, donc de repérer ses faiblesses et de savoir avec précision quels sont les traitements qui peuvent l’attaquer ; ces "thérapies personnalisées" seraient totalement impossibles sans l’IA. On a calculé qu’il faudrait 40 ans à un oncologue pour séquencer et analyser le génome d’un cancer qui contient plus de 20 milliards d’informations !
En clair, ce simple exemple montre qu’à l’avenir, personne ne pourra ni ne voudra se passer de l’IA.

Et la place de l’humain dans cette évolution inéluctable ?

La grande question que posent ces innovations est la suivante : quelles compétences et quels savoirs transmettre à nos enfants pour qu’ils restent utiles dans le monde de l’IA ? Le revenu universel serait la pire des solutions puisqu’il engendrerait le désastre d’une société où les deux tiers de la population deviendraient économiquement superflus. Le vrai problème, c’est de rendre l’humain complémentaire et non victime de l’IA. Ce ne sera pas toujours facile...

Propos recueillis par J-M CHEVALIER

Photo de Une : Luc Ferry lors de son intervention à Valrose pour les 40 ans du CGA06. DR

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