Une calculatrice au biberon


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17 novembre 2011

Chaque époque fabrique ses propres repères culturels. Les Salzbourgeois du XVIIIe siècle, par exemple, adoraient la musique. Si bien que Mozart sut déchiffrer une partition avant de lire l’allemand, composa son premier concerto à six ans et un opéra à onze. A sa mort, il avait produit une œuvre monumentale et magnifique : il avait alors l’âge auquel nos contemporains viennent tout juste de décrocher leur premier emploi. Les Wolfgang Amadeus des temps présents deviendront probablement centenaires, sans nécessairement déchiffrer avec aisance leur langue maternelle, ni la parler sans l’esbigner. Ni même connaître la moindre sonate de Mozart. Mais ils auront été bercés d’une autre musique : le doux tintement de l’argent – un tintement métaphorique : la monnaie moderne est aussi silencieuse qu’une symphonie de boutons d’or. C’est que les banques ont déjà séduit les adolescents avec leur verroterie ordinaire : les gamins ont maintenant leur compte de dépôt, leur livret d’épargne et leur carte de paiement. Ils apprennent à dépenser leurs sous avant de savoir comment on les gagne. Désormais, les tout-petits deviennent la cible de la mercatique financière : un premier site internet vient d’être dédié aux 6-10 ans, pour leur permettre de « comprendre l’argent en s’amusant  ».

Les générations antérieures se sont amusées avec l’argent sans rien y comprendre. Résultat : tous les Etats du monde ont été gérés par des paniers percés et l’on ne sait plus où fourrer nos dettes. L’avenir promet d’être moins ludique si tous les jeunes découvrent prématurément les mystères de l’argent : rares sont leurs aînés qui ont réussi à les percer, même à l’âge de la maturité. Ainsi donc, la pédagogie bancaire se substituant à celle de l’Education nationale, nos rejetons devraient pouvoir créer leur première entreprise pendant le Cours préparatoire, piloter leur multinationale dès l’entrée en Sixième et initier une méga-OPA avant leur majorité. Ils cesseront de fréquenter l’école aux premiers boutons d’acné, pour se consacrer à plein temps à leur business. On ne va pas rigoler. Car le phénomène devrait s’aggraver : ce sera ensuite le tour des nourrissons, auxquels on greffera une carte bancaire à l’index et une calculatrice sur le biberon. Pour limiter les dommages collatéraux, mieux vaut sans doute éviter d’offrir étrennes et argent de poche aux bambins : ils seraient capables de nous prêter cet argent à un taux usuraire. Et de réclamer bonus, stock-options et parachutes dorés. Voilà pourquoi la prudence élémentaire commande de limiter notre affection à leur égard : ils pourraient être tentés de la vendre à découvert, notre affection, dans l’espoir de la racheter pour une thune, lorsqu’ils seront devenus tellement odieux qu’ils nous sortiront par les yeux. Comprendre l’argent, c’est peut-être un jeu virtuel amusant pour les enfants. Mais c’est un calvaire réel pour leurs parents.

La recette du jour

L’argent et le bonheur

On vous serine sur tous les tons que votre progéniture doit être très tôt familiarisée à la métaphysique de l’argent. Vous êtes convaincu que le problème est capital, et vous y portez intérêt. A leur naissance, enfermez vos enfants dans le coffre-fort et ne les en sortez qu’à leur majorité. Ils vous détesteront à coup sûr. Mais ils seront définitivement vaccinés contre la cupidité. Et ils claqueront leur héritage dans la félicité.


Jean-Jacques Jugie