Un trombinoscope à 100 milliards


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2 février 2012

Dans la vie, il y a deux sortes d’étudiants : ceux qui passent l’essentiel de leur temps libre à courir le guilledou et les autres. Les autres sont rares, on s’en doute. Parmi ces derniers figurent quelques rarissimes bricoleurs obsessionnels, des Géo Trouvetout allumés, qui transfèrent leurs pulsions libidineuses sur un projet farfelu. Comme celui de créer un trombinoscope numérique, par exemple. Un facebook, dans la langue de l’Oncle Sam. L’histoire de ce « réseau social » promet de supplanter Blanche Neige dans les contes pour enfants sages de l’ère postmoderne. Car ses succès financiers reposent sur un modèle économique a priori déroutant : une sorte de garden party virtuelle et permanente, où l’on recrute des « amis » en déposant son intimité sur la table commune, comme les victuailles dans une auberge espagnole. Le tenancier ne fournit rien d’autre que l’adresse de cette teuf narcissique et son plan d’accès ; mais il encaisse les droits de passage. Pas auprès des commensaux confessionnels, qui offrent déjà le contenu. Mais auprès des publicitaires, qui disposent ainsi d’espaces finement ciblés permettant d’atteindre un public considérable. Car à ce jour, il y aurait dans le monde 845 millions d’utilisateurs réguliers de Facebook, et de nouveaux adeptes continuent de se presser au portillon.

Maintenant que la machine est sur les rails, il est question de la faire caracoler en Bourse. Selon les analystes, la firme pourrait peser 100 milliards de dollars – et l’estimation n’est pas farfelue, eu égard au montant des profits déjà réalisés. C’est beaucoup d’argent pour un réseau constitué d’une compilation de journaux intimes interactifs, plus ou moins impudiques. Mais c’est la récompense pour une idée proprement lumineuse : offrir à chacun, sur toute la planète, la satisfaction du désir de reconnaissance, qui constitue un besoin universel aussi primal que le manger et le boire. Une façon de concrétiser la prophétie d’Andy Warhol, lorsqu’il affirmait que dans le futur, chacun aurait droit à son quart d’heure de gloire. Facebook ne garantit pas la gloire, même éphémère, à ses nombreux utilisateurs ; mais le réseau entretient un lien de connivence intense, quoique factice au sens traditionnel de la relation amicale. On songe ici à la correspondance qu’échangèrent jadis scientifiques ou philosophes, géographiquement éloignés, et qui n’eurent jamais l’occasion de se rencontrer. Sauf qu’au cas présent, le contenu des échanges atteint rarement la stratosphère de la réflexion, et se cantonne le plus souvent dans le brouet popote des préoccupations domestiques et nombrilistes. Mais il donne à des millions de gens le sentiment d’exister. Ça vaut bien 100 milliards.

La recette du jour

Banquet virtuel

Vous avez coutume de réunir vos amis autour d’une table bien garnie. C’est sympa, mais plutôt rustique, voire ringard. Et compliqué : il faut trouver une date qui convienne à tous, un menu qui ne déplaise à personne et il faut se taper l’intendance. Préférez le banquet virtuel : chacun y dégustera ce qui lui plaît au moment approprié, et pourra discourir impunément de ce qui l’intéresse le plus : son propre nombril.


Jean-Jacques Jugie