Dans le chaudron de la finance


Actualités


5 mars 2012

Une partie à hauts risques continue de se jouer au sein du système financier, avant que l’on en arrive à l’inévitable liquidation de la dette. Notre banque centrale a emboîté le pas, sans l’avouer, à ses homologues américaine et anglaise. Les banques commerciales se gavent de liquidités auprès de la BCE et le psychodrame des CDS
prend de l’ampleur.

530 milliards d’euros. Voilà qui fait une jolie pelote, même si elle est partagée entre 800 banques européennes, venues s’abreuver à la BCE pour ce deuxième tour d’allocations « à livre ouvert », au taux très amical de 1% et à échéance de trois ans. L’encours accordé dépasse assez nettement le précédent : si les besoins augmentent,
c’est que les banques commerciales envisagent de les employer. Et donc de contribuer à la croissance future par le financement de l’économie. Tel est, en tout cas, l’objectif annoncé pour l’octroi d’un torrent de liquidités au système financier, toujours pénalisé par
le tarissement du marché interbancaire : la confiance entre établissements ne s’est pas vraiment rétablie, ce qui signifie que persistent les doutes réciproques sur leur solidité. Les
procédures engagées par la BCE parviennent ainsi à résoudre aisément les problèmes de liquidité, mais n’ont pas purgé définitivement les interrogations lancinantes sur la solvabilité.
Quant à connaître l’affectation de ces ressources, c’est une autre paire de manches. Les statistiques récentes démontrent que les concours accordés par les banques ont augmenté ces derniers mois, tant au profit des entreprises que des particuliers. Dans des proportions
mesurées, certes, mais il y a un mieux.

En revanche, bien que la Banque centrale n’ait pas vocation à donner de directives aux établissements de crédit, comme elle l’a opportunément rappelé, il est permis de penser qu’elle ne décourage pas les banques de faire l’acquisition d’emprunts
reviennent en pension dans les banques centrales nationales, les risques de signature étant alors supportés par ces dernières (c’est-à-dire par les Etats actionnaires). Ce papier garantit à son tour les nouveaux prêts accordés par la BCE. Un circuit assez particulier qui
permet à l’Institut d’émission européen de refiler une bonne partie de la patate chaude aux contribuables concernés – et non informés de la caution qu’ils accordent à leurs banquiers bien aimés. En phase avec ce scénario, il semblerait que la détente des taux longs observée
en Espagne résulte, pour une large part, des achats massifs réalisés par les banques autochtones. Il faut donc accorder crédit aux commentateurs qui accusent la BCE de tenir un double langage : au nom de l’orthodoxie, elle refuse le quantitative easing à la mode
anglo-américaine. Mais elle le pratique par des voies à peine détournées, en faisant financer les trésors nationaux par les banques commerciales, qui se refinancent sans limitation à la Banque centrale elle-même. De telles finasseries ne font pas l’unanimité au sein du board de l’institution de Francfort, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais le fait qu’elles soient pratiquées avec constance démontre… qu’il n’y a pas d’autre solution. En dépit du cumul de risques qu’emporte cette chaîne de Ponzi, comme l’illustre assez bien le dossier grec
désormais résolu – ou à tout le moins considéré comme tel.

La grenade des CDS

Il résulte en effet de l’accord avec les créanciers privés que les obligations anciennes seront échangées contre de nouvelles, avec une décote en capital de 53,5%. On pourrait penser que les détenteurs vont donc devoir déprécier les titres de leur portefeuille dans la même
proportion. Tel n’est pourtant pas le cas, dès lors que les nouvelles obligations seront émises sur une durée plus longue et à un taux d’intérêt moindre. Les institutionnels – en particulier les assureurs – ont coutume de comptabiliser leurs lignes à la valeur actuarielle. Une valeur théorique qui résulte de l’actualisation des flux de coupons escomptés jusqu’à l’échéance, au taux de référence du moment. Les Etats de l’Union qui sont aujourd’hui malmenés émettent des emprunts à un taux nettement supérieur à la moyenne ; il en résulte une valeur
actuarielle généreuse. Ainsi, l’échange des titres aura pour effet de déprécier d’au moins 70% la valeur actuarielle des lignes concernées. On imagine sans peine le potentiel de détérioration des bilans si d’autres pays emboitaient le pas de la Grèce, même avec une
restructuration moins sévère.

Et ce n’est pas tout. Reste en suspens l’appréciation juridique du « défaut », au sens où l’entendent les émetteurs de CDS, ces fameuses garanties d’assurance contre la défaillance de l’emprunteur. Tout récemment, l’ISDA (Association internationale des swaps et dérivés), l’organisation professionnelle chargée d’arbitrer les litiges sur les marchés non réglementés (OTC) où se transigent la plupart des produits financiers dérivés, a rendu son verdict sur la dette grecque : la restructuration négociée ne vaut pas défaut, quand bien même les créances sont-elles amputées dans des proportions élevées. Les professionnels de la spéculation, parmi lesquels les hedge funds (financés par les grandes banques) qui s’étaient gavés de papier grec, ont donc (apparemment) accepté un cessez-le-feu sur les CDS. Afin de ne pas déclencher une explosion atomique : l’ISDA regroupe les principaux « assureurs » et investisseurs, certains membres ayant un pied dans chaque camp. Mettre en route la procédure d’indemnisation, ce serait à coup sûr déclencher la panique dans la fourmilière. Et provoquer des dommages irréparables, même chez les « gagnants » de ces paris sulfureux. Le cas grec n’étant que le premier d’une possible (probable ?) série de « défauts partiels », on se doute que cette étape du feuilleton revêt une importance capitale. A suivre, donc, avec intérêt. Car il serait étonnant que les grands fauves de la spéculation renoncent définitivement à des proies aussi tentantes, même en sachant que leur chair est empoisonnée.


Jean-Jacques Jugie