Allemagne : les malheurs de la vertu


Actualités


6 mars 2012

Il est compréhensible que l’opinion allemande soit réticente à secourir les Etats de l’Union en difficulté. Car les Allemands doivent leurs succès présents à leur discipline vertueuse passée. Pourtant, selon un observateur patenté, la France est pour eux le pays où il faut bon vivre. Bien que sa gestion soit critiquée.

La vertu, dit-on, est toujours récompensée. Rien ne vient contredire cet adage, si l’on admet que la récompense puisse être accordée dans un autre monde, faute d’avoir été créditée dans le nôtre. L’observation vaut tout particulièrement sur le terrain de l’économie, où la vertu s’appelle orthodoxie. A savoir le respect scrupuleux des préceptes qui fondent le dogme de l’idéal des temps présents : une société industrieuse et disciplinée, humble dans ses aspirations et équitablement parcimonieuse et dépensière ; une gestion publique rigoureuse et une activité exportatrice suffisamment performante pour engranger de confortables excédents commerciaux, qui constituent une poire pour la soif et l’antidote salvateur contre les retournements conjoncturels. Heureusement, tous les pays n’ont pas ce profil de gendre idéal : l’arithmétique élémentaire interdit que toutes les nations affichent en même temps une balance extérieure excédentaire. Et les statistiques relatives à l’espèce humaine rendent peu crédible le fait que toutes les populations se montrent simultanément aussi raisonnables, et leurs dirigeants scrupuleusement rigoureux.

Dans un monde moins chaotique, la balance de chaque Etat devrait tutoyer l’équilibre, la correction des gros écarts s’opérant alors par le biais de la monnaie, selon le mécanisme que suggérait Keynes avec son bancor. Nous sommes aujourd’hui très loin du compte : certains pays accumulent des excédents pharaoniques, d’autres des déficits abyssaux. Avec les conséquences que l’on connaît pour ceux qui s’enfoncent dans le gouffre sans fond des dettes. Mais ce n’est pas pour autant que la situation des nations fortement excédentaires soit durablement confortable. Le Japon, par exemple, paie depuis plus de vingt ans les conséquences de l’emballement, boursier et immobilier, directement lié à ses énormes excédents récurrents. La Chine pourrait bien connaître des embarras de même nature, si elle ne parvient pas à mieux répartir, dans sa population, le produit de ses succès à l’exportation. Plus proche de nous, l’Allemagne ne cesse de confirmer ses performances exceptionnelles dans le commerce mondial, au point de constituer un modèle, envié ou jalousé, pour de nombreux Etats européens – dont la France. Laquelle ambitionne de réaliser un copié-collé du système teuton. L’objectif est défendable, mais il néglige une donnée essentielle de l’équation : le temps. La performance allemande ne résulte pas de choix stratégiques décidés la veille, mais d’une discipline opiniâtre, suivie depuis plusieurs décennies…

Le spleen teuton

Dans une chronique récente publiée par le quotidien économique Les Echos, Wolfgang Glomb, membre du Conseil d’analyse économique franco-allemand (et anciennement en poste au ministère des Finances), vient apporter un bémol à la perception du modèle allemand. Selon lui, « les Français ont une vision idyllique de l’Allemagne », quand ses concitoyens regardent toujours notre pays avec les yeux de Chimène : leur idéal, c’est « vivre comme Dieu en France ». On le sait depuis longtemps : l’herbe est toujours plus verte dans la prairie du voisin. En tout cas, Glomb dresse un tableau plutôt sombre du fonctionnement des institutions allemandes. Une dilution du pouvoir sous les effets de la représentation proportionnelle, qui conduit à la prise de décisions sur la base du « plus petit dénominateur commun ». Un circuit complexe pour l’approbation des «  actes législatifs ayant un impact financier », ce qui multiplie d’autant plus les compromis que l’opposition est désormais majoritaire au Bundesrat. Enfin, l’organisation du système fédéral conduit les Länder les plus riches à subventionner grassement ceux qui sont déficitaires. Ces derniers n’ont aucun intérêt à assainir leurs finances, compte tenu du caractère automatique des subventions compensatoires. Ainsi, Berlin est à la Bavière ce que la Grèce est à l’Etat fédéral allemand…

Wolfgang Glomb en arrive nécessairement à la question des excédents commerciaux. « Tout économiste sait que la contrepartie de ces excédents constitue des déficits dans la balance de capitaux, c’est-à-dire des sorties de capitaux qui, dans les dernières années, sont allées nourrir l’endettement excessif dans les pays au sud de la Zone euro et en Irlande ». Parfaitement exact. Et Wolfgang de noter que la faillite de la Grèce aurait anéanti les créances allemandes à hauteur des trois-quarts de l’excédent commercial annuel du pays, ce qu’il juge implicitement supportable. En revanche, la Chancelière est critiquée pour avoir donné son accord à la stratégie européenne de « sauvetage de l’euro », excluant de facto l’option de la faillite d’un Etat-membre. Et laissant donc la porte ouverte au soutien forcé d’autres Etats dans le besoin – une hypothèse qui devrait très vraisemblablement se vérifier bientôt. La critique est assurément défendable – on ne saurait prétendre le contraire, pour avoir depuis longtemps plaidé la même cause dans ces colonnes. Il faut toutefois admettre que deux obstacles majeurs s’opposaient à ce que la Chancelière prît en son temps une telle décision. Le premier est d’ordre politique : en sa qualité de paterfamilias de l’Europe, l’Allemagne ne pouvait abandonner sans vergogne un sien cousin, même éloigné, à son destin funeste. Le deuxième relève de l’économique : l’Europe est la première cliente de l’Allemagne. Que les Etats fragiles quittent l’euro et une grosse partie des excédents allemands partirait en fumée. De ce fait, s’il faut admette que le « sauvetage de l’euro » était, et demeure, un pari risqué, il ne saurait être sérieusement considéré comme une œuvre caritative de la vertueuse Allemagne…


Jean-Jacques Jugie