Le dialogue social à l’honneur


Economie


18 septembre 2012

La récente « conférence sociale » a posé le décor des négociations à entreprendre pour réformer en profondeur le marché du travail. Les salariés réclament plus de sécurité, les employeurs plus de flexibilité. Il est donc question de définir la « flexisécurité » dans une démarche œcuménique. Honorable, mais ambitieux…

Puisque toutes raclent désespérément les fonds de tiroir pour conjurer la banqueroute, nos sociétés pourraient s’épargner de lourdes dépenses en renonçant aux élections. Car avec le triomphe de la globalisation, le marché omnipotent dicte la même feuille de route à tous les gouvernements, rendant illusoire la différenciation politique de grand-papa. Les engagements de campagne deviennent ainsi, pour les élus, un passif encombrant que les administrations s’emploient à dissoudre dans la « normalité » de la realpolitik. Accréditant l’observation désabusée de Gide : « La promesse de la chenille n’engage pas le papillon ». L’économisme étant promu au rang de pilier unique de la métaphysique contemporaine, la compétition politique revêt désormais les habits d’un exercice imposé, assorti de règles aussi contraignantes que le théâtre classique, dans lequel les dialogues se composent d’une compilation de billevesées plus ou moins bouffonnes, déclamées par des histrions plus ou moins talentueux. Mais après l’entracte, quand vient le moment de gouverner, les tribuns lyriques cèdent la vedette aux comptables scrogneugneu.

Rien d’étonnant, donc, à ce que les temps présents épousent le scénario ordinaire, et donnent du fil à retordre aux faiseurs de grigris ministériels. Par exemple, la promesse de soumettre les gros revenus au knout fiscal se heurte à la généralisation du nomadisme, ainsi nommée la transhumance (temporaire ou définitive) à laquelle s’obligent les contribuables opulents par crainte de se faire tondre trop ras. Il ne sera donc pas aisé de concevoir un système fiscal qui soit formellement assassin pour les citoyens dorés sur tranche, mais qui leur autorise des chemins de traverse ; qui apaise le sentiment d’envie et de jalousie du pékin, sans donner des vapeurs au Conseil constitutionnel ; qui réconcilie la chèvre et le chou, en quelque sorte. Voilà pour le bâton. Pour la carotte, il convient de donner des gages à la plus large part de l’électorat, constituée de salariés. Ainsi, après la grande « conférence sociale » de juillet, le ministère du Travail a publié son « document d’orientation », visant à jalonner le parcours de réformes à venir sur le marché du travail, au terme d’un compromis que le chef de l’Etat veut « historique » avant que l’Histoire ne l’ait consacré.

Un dialogue délicat

On se souvient que lors de la campagne présidentielle, l’éminent économiste en chef d’une grande firme de courtage avait accordé une interview décapante, qui a suscité sur le Net des torrents d’indignation. Ce professionnel aguerri délivrait son verdict : oui, le candidat socialiste l’emporterait vraisemblablement ; non, les marchés ne redoutaient pas cette hypothèse, sachant que le futur président ne pourrait échapper à leurs exigences : l’austérité budgétaire d’une part, nécessaire pour préserver la sérénité des créanciers, et l’abolition du CDI d’autre part, ce contrat de travail conspué par les multinationales. On devrait bientôt pouvoir mesurer la dimension prophétique de ces propos au contenu du compromis susceptible de clôturer la négociation engagée, et dont l’échéance est fixée à mars 2013 (mais le plus tôt sera le mieux, selon la voix officielle). Ou à l’absence de compromis, hypothèse que le ministre du Travail n’a pas éludée : le préambule du document d’orientation appelle à des « changements législatifs et réglementaires qui découleraient d’un accord, ou qui s’imposeraient en l’absence d’accord ». En d’autres termes, le « dialogue social », présenté comme la voie médiane « entre déréglementation et sur-réglementation », doit s’instaurer sous l’arbitrage vigilant des pouvoirs publics, lesquels prendront les décisions appropriées en cas d’indiscipline des contradicteurs. L’objectif à atteindre est connu : il s’agit de fixer les normes de la « flexisécurité », ce concept en forme d’oxymore qui aura de la peine à émerger d’un « accord gagnant-gagnant », selon les vœux ministériels. Car si la sécurité de l’emploi est l’obsession du salarié, elle est la hantise de l’employeur ; pour la flexibilité, c’est exactement le contraire…

Sans vouloir se montrer pessimiste, il semble présomptueux d’escompter l’émergence d’un consensus à courte échéance, sachant que ces thèmes font l’objet d’un blocage persistant depuis une dizaine d’années, entre les représentations patronales et salariales. Ces dernières bénéficient d’ores et déjà d’un brossage dans le sens du poil de la part des autorités : il est question de redorer leur blason en renforçant leurs attributions et en gravant leur rôle de représentation dans le marbre constitutionnel. C’est une sage précaution de la part des pouvoirs publics, conscients d’avoir à affronter demain une très probable grogne sociale, face au pourrissement de la conjoncture, à la montée du chômage et à la décrue des subventions publiques : dans un tel contexte, mieux vaut des syndicats forts, une contestation canalisée, plutôt que des éruptions anarchiques de désordre. Il n’empêche que pour « concilier efficacité économique et progrès social », il faudra en effet que le dialogue soit tout à la fois « loyal, confiant, transparent et apaisé », comme le prescrit la feuille de route. Ce qui fait beaucoup de conditions en des temps où la loyauté n’est pas la caractéristique première du business ordinaire, et où les salariés ont de bonnes raisons de se montrer parcimonieux dans leur confiance à l’égard des employeurs et… du gouvernement. Ce dernier pourrait en conséquence devoir se commettre d’office, pour instituer la « réforme historique » du marché du travail. Et ainsi en supporter, seul, les conséquences.


Jean-Jacques Jugie