Croissance : une croyance ?


Economie


9 octobre 2012

La durée et l’intensité de la crise en cours sèment le doute jusqu’au sein des plus chauds partisans du système dominant. Les motifs d’angoisse ne sont pas nouveaux et reposent sur cette contradiction : la planète carbure à l’espérance d’une croissance infinie alors que les ressources énergétiques et alimentaires sont limitées.

Il faut se rendre à l’évidence que tous les pays du monde comptent sur le même médicament pour conjurer la crise : la croissance. Même si, pour nombre d’entre eux, les stratégies retenues (ou imposées) induisent l’effet strictement contraire, car le désendettement forcené et l’austérité budgétaire font rarement bon ménage avec le dynamisme de l’activité, conformément à la théorie keynésienne et… au bon sens. Si bien que l’on est en droit de s’interroger sur la surprise que manifestent les commentateurs, au constat que les performances économiques sont partout « décevantes » : pas seulement en Grèce ou en Espagne, par exemple, deux pays étrillés par la quête de la « règle d’or », ce saint-graal des temps présents. Mais aussi la France, dont les résultats prochains viendront, à n’en pas douter, confirmer voire aggraver la tendance à la contraction de l’activité.

Nous sommes donc vraisemblablement engagés dans une phase que les économistes appellent récession : est-ce grave, docteur ? Si les effets d’une récession se limitaient, pour le citoyen ordinaire, à une baisse de revenus strictement égale au taux de minoration du PIB, il n’y aurait pas de quoi fouetter un chat. Il est évidemment plus sympathique de gagner du pouvoir d’achat, mais en perdre 1% ne bouleverse pas le quotidien, même chez les moins bien lotis. En revanche, toute diminution de l’activité globale, même modeste, emporte des conséquences plus que proportionnelles sur des pans entiers de l’économie, ainsi que, par corollaire, sur les comptes publics. Tant le business plan des entreprises que les lois de Finances intègrent la perspective d’un avenir plus « riche » : si la croissance n’est pas au rendez-vous, les profits s’estompent ou se transforment en pertes ; les entreprises souffrent, certaines vacillent, d’autres sombrent ; le chômage s’accroît, les salaires stagnent voire baissent ; les ressources de l’Etat s’amenuisent alors que ses dépenses s’accroissent. Quand la morosité conjoncturelle ne dure pas trop longtemps, la reprise de l’activité fait oublier les vaches maigres. Les dégâts résiduels sont alors portés au compte du « cycle économique », cette succession de phases de prospérité et de moments de déprime supposée aussi irréductible que le cycle des saisons, ou imputés à la loi de « destruction créatrice » schumpétérienne, postulant que les cendres des défunts constituent un terreau fertile pour de jeunes pousses vigoureuses et prometteuses. Les faits ont, jusqu’à maintenant, confirmé peu ou prou ces théories mécaniciennes. Mais le contexte présent fait remonter en surface des angoisses déjà exprimées dans l’immédiat après-guerre : la fin probable de la croissance. Qui induirait un bouleversement complet de nos modes de vie.

Collapsus inévitable

On doit au journaliste américain Richard Heinberg, très spécialisé dans les questions énergétiques (notamment le « pic pétrolier »), d’avoir récemment synthétisé les éléments du dossier [1]. Son ouvrage ne tombe pas dans le travers ordinaire de l’écologisme militant, ni ne prétend s’ériger en prophétie. Du reste, ses anticipations sur la forme possible des sociétés du futur sont empreintes d’une grande humilité, et témoignent, accessoirement, de la difficulté de s’abstraire du modèle dominant pour imaginer un nouveau paradigme. Mais Heinberg insiste sur quelques évidences criantes que les gouvernements du monde entier continuent d’ignorer avec une obstination déroutante : la croissance supersonique que la planète a connue depuis la révolution industrielle (soit deux siècles environ), est imputable à la mécanisation dopée par l’exploitation intensive des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz). Nul ne peut contester que cette période représente la plus formidable création de richesses que l’humanité ait connue depuis ses origines. Le revers de la médaille, c’est d’abord que cette période s’est accompagnée d’un gonflement considérable des populations : la Terre comptait environ 1 milliard d’habitants en 1800 – sept fois moins qu’aujourd’hui. Et malgré les progrès spectaculaires de la productivité agricole, qui sont venues un temps démentir le pronostic de Malthus, la sécurité alimentaire commence à susciter de légitimes inquiétudes. Pendant que les terres arables, chimiquement amendées, promettent un peu partout de devenir stériles. Ensuite, les ressources énergétiques fossiles s’épuisent inéluctablement – tout comme l’eau potable, du reste, qui est essentielle à la survie de l’espèce.

Il en résulte ce constat élémentaire : la croissance ne peut être obtenue que par l’utilisation massive d’énergie et une production alimentaire adaptée à l’essor démographique. Bâtir l’avenir de nos sociétés sur l’augmentation continue du PIB, c’est miser sur une croissance infinie à partir de ressources limitées (et en voie d’épuisement rapide, pour nombre d’entre elles) : la démarche est absurde et suicidaire, sauf à adopter la croyance angélique du cornucopien, pour lequel l’innovation technologique permettra de combler les besoins matériels de l’Homme pour l’éternité. Les paramètres de l’équation supposent que l’on imagine (rapidement) une approche du bien-être qui intègre ces contraintes incontournables. Et qui donc ne repose pas sur l’accumulation de biens matériels, une stratégie qui exclut nécessairement de plus en plus de candidats à la distribution de bienfaits. Vision pessimiste ? Paul-Emile Victor a déjà répondu à la question : « Les optimistes pensent que tout est foutu et que l’on finira par manger de la m… ; les pessimistes craignent qu’il n’y en ait pas pour tout le monde ».


Jean-Jacques Jugie