Le jeu nobélisé


Blog


16 octobre 2012

Dans les grands spectacles à plusieurs tableaux, on termine généralement en apothéose. C’est du moins ce que tente de réaliser le scénariste, sans toujours y parvenir, convenons-en. Vous voulez un exemple ? Facile : le show planétaire qu’est l’attribution des prix Nobel. Le bouquet de ce feu d’artifices, c’est le prix d’économie. Oui, on le sait : cette distinction ne figurait pas dans le testament du père Nobel, dont la volonté a ainsi été dynamitée par des exécuteurs peu scrupuleux. Car s’il est aisé de comprendre que les avancées de la connaissance en physique, en chimie ou en médecine, puissent apporter « le plus grand bénéfice à l’humanité », s’il n’est pas déraisonnable d’attribuer le prix de littérature et celui de la paix dans ce même esprit, encore que le choix des jurés soit souvent critiqué (mais leurs délibérations sont tenues secrètes pendant cinquante ans), autant il est permis de considérer comme suspecte l’intégration de l’économie dans les disciplines nobélisables : depuis l’institution du prix (1969), le monde n’a cessé de crapahuter de crise en crise. La théorie de l’allocation optimale des ressources du lauréat moscovite Leonid Kantorovich n’a pas sauvé l’URSS de la ruine ; Robert Merton et Myron Scholes, pères fondateurs des mathématiques financières, ont inoculé à la planète financière le virus qui menace de l’anéantir ; Friedrich Von Hayek et Milton Friedman ont tissé le dogme de l’Ecole de Chicago, qui s’est imposé (presque) partout avec les succès que l’on connaît. Pour considérer ces lauréats comme bienfaiteurs de l’humanité, il faut avoir une bien piètre opinion de son prochain.

Qui sont donc Alvin Roth et Lloyd Shapley, les derniers nominés ? Des spécialistes du marché en quête de son optimisation. On comprend votre étonnement : dans la conception universelle du marché, l’offre et la demande sont censées s’équilibrer par l’ajustement du prix. Pas besoin d’optimisation, c’est automatique. Enfin, le processus ne fonctionne pas toujours aussi bien ; pas souvent, en fait ; d’aucuns prétendent même que tel n’est jamais le cas (des hérétiques qui n’auront jamais le Nobel). Quoi qu’il en soit, Lloyd Shapley a été contemporain de Von Neumann, mathématicien et physicien de génie et concepteur de la « théorie des jeux », appliquée au comportement économique avec son comparse Morgentsen. Shapley est accro de ce modèle qui fait toujours la joie des étudiants en économie : ils peuvent jouer avec des matrices sophistiquées qui déterminent le comportement rationnel des joueurs. Un jeu qui se fait à somme nulle : ce que gagne l’un, l’autre le perd. Voilà donc ce qui intéresse la science économique : comment rafler la mise de son concurrent. Comment atteindre l’équilibre en dépouillant l’autre joueur. Un bienfait pour l’humanité. Il existe toutefois une autre hypothèse dans nombre de jeux économiques : les protagonistes peuvent perdre tous les deux. Le chercheur qui expliquera pourquoi on s’achemine gaillardement vers ce scénario méritera le Nobel à perpétuité.

La recette du jour

Nobel en brouet

Vous n’êtes ni scientifique, ni médecin, ni écrivain, ni pacifiste. Ni économiste, mais personne ne vous le reprochera. Vous rêvez cependant de mériter le Prix Nobel comme bienfaiteur de l’humanité. Engagez un lobbying intense à Stockholm pour faire décerner le Prix de la Prophétie, puis annoncez la venue d’un Age d’or. Vous serez récompensé de votre bienfaisante ingénuité.


Jean-Jacques Jugie