France : une santé précaire


Economie


19 novembre 2013

L’Insee vient de livrer son « portrait social » : notre pays affiche une petite mine. Sont épinglées les performances navrantes de notre système éducatif. Qui constituent, selon l’OCDE, un frein à l’innovation. L’Organisation estime que les salariés français sont trop payés. Surtout les smicards. Avis aux intéressés…

Voici donc dévoilé le portrait social de la France. Il n’est pas question ici de celui que les préfets ont récemment brossé à l’attention du Gouvernement, et qui révélerait une société « en proie à la crispation, à l’exaspération et à la colère ». Formulation qui ne fait pas dans la dentelle, et qui tranche avec l’euphémisme ordinaire de la langue préfectorale. On doit donc supposer que les nerfs de l’opinion sont réellement tendus, ou que les préfets sont devenus subitement émotifs – ce que leur statut prohibe expressément. En attendant d’en savoir davantage sur la question, l’Insee publie son « portrait social » [1] de la nation, principalement consacré à l’année 2011. L’étude s’ouvre sur un thème qui monopolise l’actualité du moment : l’école. En faisant référence à la cohorte d’enfants qui sont entrés en classe de 6ème en 1995 (800 000 jeunes) : le quart d’entre eux sont répertoriés dans la catégorie inquiétante des « décrocheurs », c’est-à-dire ayant quitté le système éducatif sans avoir obtenu le moindre diplôme – ou juste un CAP. On imagine sans peine le niveau culturel des jeunes en cause, probablement proche de l’illettrisme. On comprend par avance le désarroi des animateurs de Pôle emploi, s’agissant de décrocher un contrat de travail à de tels candidats, manifestement hermétiques à tout apprentissage et sans doute inaptes à déchiffrer la notice d’un simple appareil ménager.

Le marché de l’emploi recrute désormais très peu de simples travailleurs de force ; avec un tel ratio de « décrocheurs » du système éducatif, il est permis de s’inquiéter du profil à venir de notre société, susceptible de compter une fraction énorme d’individus objectivement « inemployables ». A ce titre candidats potentiels aux multiples activités non orthodoxes et pénalement réprimées, qui semblent se multiplier sur notre territoire et qui contribuent, doit-on supposer, à l’exaspération croissante que les préfets ont identifiée. En se référant à d’autres statistiques, on constate que bon nombre d’enfants entrant en 6ème présentent des insuffisances criantes en matière de lecture, d’écriture et de calcul. Donc, que l’énorme taux d’échec observé dans le cycle secondaire pourrait bien résulter directement des carences du primaire. La réorganisation de la semaine scolaire, perfusée de loisirs éducatifs ou supposés tels, permettra-t-elle d’améliorer le niveau requis pour aborder le cycle suivant ? Il est permis de se montrer sceptique, évidemment : jusqu’à plus ample informé, l’acquisition de connaissances passe d’abord par la discipline de l’effort. De ce fait, la réforme des rythmes scolaires promet de générer de multiples embarras et des surcoûts malvenus en ces temps de disette, pour un bénéfice résiduel hypothétique sinon chimérique. En revanche, en matière de grogne générale, les nouveaux rythmes se révèlent déjà très productifs…

Des salaires « trop élevés »

La première question qui vient à l’esprit, s’agissant du « portrait social » de notre pays, c’est celle du revenu. Sur la même année 2011, le salaire moyen dans le secteur privé s’est établi à 19 500 euros, pour près de 22 000 dans le public. A noter toutefois que le traitement des fonctionnaires a moindrement progressé depuis 1995 (0,3% par an, en euros constants, contre 0,8% par an dans le privé) ; il a même reculé de 0,7% en 2011. Par ailleurs, le rapport entre les rémunérations les plus faibles et les plus élevées est resté stable sur la période. Mais les salariés du dernier centile – les 1% les mieux payés – ont enregistré une meilleure revalorisation de leurs revenus. Et les inégalités antérieures demeurent : les femmes continuent d’être moins bien payées (17 500 euros, en moyenne) et les moins de 35 ans sont confinés à la portion congrue (13 750 euros). Toutefois, les prestations familiales d’une part, et les prélèvements d’autre part, contribuent à réduire les inégalités. Au moins jusqu’à maintenant : tant l’importance des transferts que le poids de la fiscalité sont l’objet de critiques vigoureuses.

En particulier, vient d’être rendu public un rapport demandé à l’OCDE et qui végétait pudiquement au fond d’un tiroir ministériel. On ne s’en étonnera guère, car le rapport dénonce un péché majeur en économie libérale : les salaires ont augmenté davantage que la productivité. Le contraire de ce qui se produit en Allemagne, qui grâce à cela (entre autres moyens) accumule des excédents commerciaux… que le monde entier lui reproche. Faute de pouvoir baisser les salaires sans provoquer de graves remous, notre pays devrait donc améliorer sa productivité en travaillant davantage, et mieux. Sont donc indirectement épinglées nos 35 heures et nos carences éducatives, ces dernières étant un frein à l’innovation. Reproches recevables, même pour ceux qui ne sont pas adeptes d’un libéralisme hystérique. Egalement épinglé, le montant de notre salaire minimum (80% plus élevé que sa moyenne dans l’Union européenne) : la remarque est cohérente dans la logique dominante du tout-marché, mais elle n’est pas vraiment opportune dans le contexte actuel de l’appauvrissement des plus vulnérables. Quant au poids jugé excessif de la fiscalité, le climat ambiant dans l’Hexagone semble corroborer l’avis des experts de l’OCDE. Personne n’a oublié l’allégation d’un ancien directeur des Impôts, que l’on se plaît à rappeler : « Les impôts, ce n’est pas compliqué : vous les augmentez tant que les gens acceptent de les payer ». Cette stratégie présente au moins l’avantage de la simplicité ; mais elle ne dit rien de ce qui se passe lorsque le contribuable est totalement exaspéré. Peut-être va-t-on le découvrir bientôt…


Jean-Jacques Jugie