Edito. - "Monde rural,

Edito. - "Monde rural, fioul sentimental"

L’affaire est sérieuse. Parce qu’elle est partie spontanément de la base, parce qu’il n’est pas dit que leurs principaux syndicats réussiront à canaliser la grogne qui éclate partout dans les campagnes. Parce qu’il ne faut pas s’étonner que des gens gagnant peu en travaillant beaucoup en aient ras la casquette. Parce que le mouvement est massivement soutenu par les Français (à 89 % selon un sondage Odoxa-Backbone Consulting).
L’un des principaux déclencheurs de ce mouvement a été la suppression programmée à partir de ce 1er janvier du « rouge ». Pas du gros rouge, Dieu merci, mais du gazole non routier détaxé qui alimente tracteurs et moissonneuses depuis 2011. Ce GNR a remplacé le fioul domestique, plus polluant, qui faisait tourner auparavant les moteurs. La loi de Finances du 29 décembre 2023 a acté la suppression progressive de l’avantage fiscal accordé au « rouge » (suppression linéaire sur sept ans de 5,99 centimes par litre et par an) avec extinction totale en 2030.
Autrement dit, les agriculteurs - et avec eux les métiers du BTP - voient le prix du carburant s’envoler en raison de la guerre en Ukraine bien sûr, mais aussi de l’augmentation des taxes. Ce qui leur est insupportable au moment où leurs coûts de production explosent. Les Gilets jaunes ont démarré pour moins que cela, on le sait bien, tant à Matignon qu’à l’Élysée, qui savent marcher sur des oeufs. D’où la prudence déployée ces jours derniers pour gérer une situation potentiellement explosive.
Bruno Le Maire a déclaré ce week-end sur TF1 qu’il « partage la douleur de tous les paysans français et leur colère ». Pour un peu, si on ne le retenait pas, il irait lui même planter des choux. Mais les agences de notation financière doivent rendre leurs augures d’ici quelques semaines. Ce qui, ipso facto, empêche le tenancier de Bercy de sortir le chéquier de l’État, remède habituel pour (re)mettre du beurre dans les épinards et calmer les colères sociales. Pour le ministre de l’Économie, il est aussi d’autant plus urgent de « simplifier des normes et règlements » que les tracteurs sont dans la rue, que la jacquerie guette au coin du bois, et que la tenue même du prochain Salon de l’Agriculture « la plus grande ferme de France » est menacée.
Il ne reste plus dans notre pays que trois ou quatre grandes centrales d’achat de produits alimentaires qui, de fait, font la pluie et le beau temps sur le marché et les prix. Le Maire annonce vouloir peser sur les négociations entre agriculteurs et grandes surfaces, c’est bien. Nous avions cru comprendre que l’un des buts de la loi Egalim2 (2021) était de garantir le juste prix aux producteurs, pour qu’ils puissent vivre dignement de leur travail. Sans la crainte d’être étranglés par la rapacité de distributeurs qui n’ont aucune idée de comment on élève veaux, vaches et cochons. J’écoutais l’autre soir à la télé un agriculteur dire qu’on lui proposait cette année 40 centimes par litre de lait contre 45 centimes l’an passé...
Il y a aujourd’hui quatre fois moins de paysans que dans les années 1980. Les gains de productivité sont loin d’avoir compensé ce déclin : nous sommes maintenant obligés d’importer ce que jadis l’on exportait, comme les volailles. L’agriculture française, qui faisait la fierté du pays, est en grande souffrance. Il faut sauver le soldat rural (et son fioul sentimental) pour nous sauver nous mêmes...
Jean-Michel CHEVALIER

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