Les bâtonniers et la (...)

Les bâtonniers et la garde à vue

Plus de 800 000 gardes à vue par an, encore une exception française. Les praticiens veulent être présents auprès des personnes soupçonnées dès la première heure. Soutenus par les jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’homme, du Conseil Constitutionnel et de la Cour de Cassation réunis, les bâtonniers se méfient des nouvelles propositions du gouvernement.

« Reconnaissons-le, sans forfanterie, mais sans fausse modestie non plus. Ces derniers mois ont été marqués par un progrès sans précédent des libertés publiques dans notre pays ». Lorsque, ce 15 octobre, les bâtonniers réunis en assemblée générale extraordinaire entendent cette phrase de Michèle Alliot-Marie, ils croient à un gag. La ministre de la Justice poursuit son allocution sans être le moins du monde dérangée par les murmures qui s’élèvent dans ce salon d’un grand hôtel parisien. Elle fait allusion à la question prioritaire de constitutionnalité, permettant, depuis le mois de mars, à tout justiciable d’obtenir l’abrogation d’une loi portant atteinte aux droits garantis par la Constitution.

Les avocats, eux, ont en tête les expulsions des Roms et les discours sécuritaires. Thierry Wickers, président du Conseil national des barreaux (CNB) a dénoncé, quelques minutes auparavant, les politiques visant à « faire ressurgir les sentiments de rejet à l’égard des minorités et des étrangers ».

Mais les bâtonniers se préoccupent surtout de la multiplication des gardes à vue, une procédure bien plus répandue en France que dans les pays voisins. La veille, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné Paris en rappelant que les personnes concernées avaient droit à l’assistance d’un avocat dès la première heure. Quelques jours plus tard, ce sera au tour de la Cour de cassation de déclarer « non conforme au droit européen les dispositions limitant la présence de l’avocat », y compris pour les régimes dérogatoires prévus, notamment, en cas de présomption de criminalité organisée. Christian Charrière-Bournazel, ancien bâtonnier de Paris, résume la situation : « La France, pays des droits de l’homme, est fière de son patrimoine. Mais c’est comme pour la haute couture ou les parfums de luxe : on produit admirablement, on exporte merveilleusement, mais on utilise très peu à l’intérieur ».

Une forme déguisée de garde à vue

Le Conseil Constitutionnel a lui aussi jugé, fin juillet, que le régime de la garde à vue menaçait les libertés publiques et a donné au Parlement jusqu’au 1er juillet 2011 pour modifier la législation. Prenant en compte les injonctions des sages, la Chancellerie a préparé un projet de loi, présenté en conseil des Ministres le 13 octobre. C’est ce texte que Michèle Alliot-Marie est venue défendre devant les bâtonniers. « Je veux diminuer le nombre des gardes à vue », affirme-t-elle en énumérant les « avancées fondamentales » contenues dans son projet. « L’aveu obtenu hors de la présence d’un avocat ne peut plus conduire seul à la condamnation. Les fouilles à corps intégrales sont interdites. Le droit au silence est systématiquement notifié », précise-t-elle.

En charge de la commission des droits de l’homme au CNB, Alain Mikowski juge certes « positifs » certains aspects de la future loi. « Le droit au silence est considéré comme fondamental, l’exigence de dignité est rappelée, une définition de la procédure est donnée », relève-t-il. Mais les avocats demeurent très critiques. Une disposition, en particulier, suscite leur inquiétude : l’« audition libre », réservée aux délits mineurs, qui permettrait à la police d’interroger un suspect pendant plusieurs heures sans le placer officiellement en garde à vue. A tout moment, la personne pourrait demander à recourir au régime habituel, qui lui garantirait l’assistance d’un avocat. Pour les praticiens, cette « audition libre » constitue en réalité une forme déguisée de garde à vue. « Je suis choqué par cette expression. Elle permet de gommer l’intervention de l’avocat », résume Michel Valiergue, bâtonnier de Grasse.

« Lobby des avocats »

Christian Charrière-Bournazel dénonce pour sa part une procédure qui tend, selon les termes du projet de loi, à « faire surgir l’aveu ». Selon lui, « c’est la logique des tribunaux d’inquisition » opposant « celui qui soupçonne et qui a raison et celui qui se défend et a forcément tort ». Le syndicat de policiers Synergie, qui s’est déclaré « stupéfait et écœuré » par la décision de la Cour de Cassation, ne dit pas autre chose. Dénonçant le « lobby des avocats », cette organisation proche de l’UMP assure que « si le voyou bénéficiera désormais de l’assistance gratuite d’un avocat, la victime, même smicarde, devra en être de sa poche ». Pour Synergie, le gardé à vue est donc un « voyou ». Comme le souligne Christian Charrière-Bournazel, la baisse du nombre de gardes à vue « viendra davantage d’un changement de mentalité que d’un déplacement de virgules dans la loi ».

Pour financer la présence de l’avocat dès la première heure, le ministère de la Justice a prévu de quintupler le budget réservé à l’indemnisation. Mais pour Thierry Wickers, cela ne suffit pas. Si la loi est votée, sans même tenir compte de l’« audition libre », cette somme servira « à indemniser 400 000 interventions et plus seulement 145 000 », indique le président du CNB. Michèle Alliot-Marie ne calcule pas du tout de la même manière : « aujourd’hui, 15 millions d’euros sont prévus pour plus de 800 000 gardes à vue. Demain, 80 millions financeront un nombre largement inférieur ».

Acte d’avocat

La garde à vue ne constitue pas la seule préoccupation des avocats. Jean Castelain, avocat d’affaires et bâtonnier du puissant barreau de Paris, attend avec impatience la loi qui permettra aux robes noires de certifier un acte juridique. L’acte d’avocat, explique-t-il, « permettra aux avocats de pénétrer dans les entreprises et la vie des citoyens ». Des contrats d’achat, de bail ou de « grosses réparations » pourront être avalisés par un praticien, sans la « lourdeur » que représente selon lui l’acte authentique, dont les notaires conservent le monopole. « Il ne s’agit pas de concurrence avec les notaires », assure Alain Pouchelon, avocat à Carcassonne et président de la Conférence des bâtonniers, provoquant dans la salle quelques sourires entendus. L’acte d’avocat, déjà voté par l’Assemblée nationale, attend son passage au Sénat. Mais comme toujours, « le calendrier parlementaire est très chargé », affirme la Chancellerie, pas mécontente de conserver avec ce texte un moyen de pression sur des avocats assez remuants.

Le soutien de Viviane Reding

En invitant la commissaire européenne à la Justice à leur assemblée générale extraordinaire, les bâtonniers savaient qu’ils mettraient mal à l’aise leur ministre de tutelle. Fâchée avec Nicolas Sarkozy depuis l’été, Viviane Reding, chrétienne-démocrate luxembourgeoise, est devenue malgré elle l’égérie des défenseurs des libertés en France. Michèle Alliot-Marie n’aura finalement pas assisté au discours de la commissaire, prétextant un emploi du temps chargé. Cela n’a pas empêché la commissaire de délivrer un message doublement politique. D’abord en lâchant une petite phrase qui ravit les bâtonniers : « même si ce n’est pas bien vu des gouvernants, mais j’en ai l’habitude, je proposerai des solutions pour mettre fin aux conditions indignes dans lesquelles sont détenues certaines personnes en Europe ». Puis en énumérant une série de mesures, peu spectaculaires mais très concrètes, typiques de ce droit européen imaginé moins pour les projecteurs que pour les citoyens : « la suppression de l’exequatur pour les décisions prises par un juge étranger, la reconnaissance des actes civils, le règlement des créances transfrontalières, la libre circulation des professionnels du droit ».

Par
Olivier RAZEMON

deconnecte