Voir Davos et souffrir
- Par Jean-Jacques Jugie --
- le 10 février 2010
Club raffiné des puissants de la planète, le Forum de Davos se propose depuis de longues années d’« améliorer l’état du monde ». Cette année, il avait du pain sur la planche. Pourtant, à l’exception du discours vigoureux du Président Sarkozy, aucune proposition ne laisse accroire que les décideurs aient conscience d’être assis sur une poudrière.
« Repenser et reconstruire l’économie sur des bases durables », tel était l’axe majeur des réflexions de Davos, ce raout annuel qui réunit ordinairement les gros bras du business mondial, des éminences politiques, des intellectuels patentés, des starlettes endiamantées, et cette année, quelques autorités religieuses, afin de démontrer que l’on peut être homme d’argent sans être un mécréant. On croise bien entendu à Davos des cohortes de journalistes, chargés d’assurer l’immortalité aux propos de haute volée d’une si brillante assemblée ; on y rencontre inévitablement des économistes, puisque l’économie est la préoccupation principale de tous les participants. Seul manquait le raton-laveur, qui ne supporte guère les frimas alpins de janvier et préfère la poésie à la comptabilité.
Tout le monde attendait au tournant le gratin des décideurs pour cette session, tombant au milieu d’une crise qui n’en finit pas de s’étirer et dont les grandes firmes constatent, même si elles ne l’avouent pas, que ses effets commencent à mettre à mal leur trésorerie courante. Le statut de multinationale protège de bien des avanies, convenons-en. Mais il ne constitue pas une garantie absolue de survie dans un environnement très hostile : les mastodontes de la cote ont souvent assuré leur croissance externe par l’emprunt et se trouvent ainsi confrontés à de lourdes charges fixes (et à la suspicion des banquiers), nécessitant le maintien d’une production élevée. Et des marges appropriées. En ces temps compliqués, les volumes baissent et les marges fondent : un cauchemar pour les affaires.
Les grands-maîtres du capitalisme triomphant ont donc admis qu’il fallait « repenser l’économie », une façon de reconnaître que le modèle dominant a méchamment « foiré ». Pour autant, il est permis de classer cet objectif dans l’ordre rhétorique, si l’on en juge au contenu des interventions et au catalogue des suggestions : aucun de ces grands pontes n’envisage de sortir du format actuel, ce qui interdit à coup sûr de pouvoir « reconstruire l’économie sur des bases durables ». En outre, selon toute probabilité, la destruction est encore loin d’être achevée… Pour avoir cette année écopé de blâmes plus sévères encore que ceux attribués aux banquiers, les économistes ont joué la prudente contrition et mis en garde – il était temps – contre les mirages d’une reprise encore bien incertaine. Toutefois, l’exercice est probablement aussi vain que leurs propos rassurants d’avant la crise : il est désormais démontré que la « science économique » est largement inopérante et se résume, pour l’essentiel, à un ramassis de préjugés plus ou moins étayés, ayant vocation à justifier l’action des grands décideurs. Mais il faut bien comprendre qu’en plein conclave, les propos hérétiques sont incongrus. Il faudra donc attendre l’agonie du capitalisme financier mondialisé, et le chapelet de désastres qu’elle va entraîner, pour que le rituel de Davos soit interrompu et que renaisse l’économie politique, cette discipline qui s’interroge humblement sur la finalité de l’activité humaine et sur les moyens d’assurer une existence digne au maximum d’individus. On en est encore loin…
Sarkozy contre la Bastille
Il serait toutefois injuste de ne pas relever une intervention au Forum, celle de notre Président, qui a asséné, aux oreilles de ce parterre d’ultralibéraux pur jus, quelques imprécations dignes d’un syndicaliste rougeoyant. Reprenant la tonalité de son fameux discours de Toulon, sans rappeler cette fois la nécessité de « refonder le capitalisme », Nicolas Sarkozy a tonné contre la « civilisation des experts », celle qui ramène la gestion publique à une technocratie bureaucratique. D’autant plus périlleuse que la qualité de l’expertise est grandement sujette à caution… C’est bien observé, bien que l’Elysée continue de valider ses décisions importantes par des rapports d’experts dont la conclusion est connue avant que l’étude ne commence. Notre Président touche un point essentiel lorsqu’il pointe du doigt les dangers de la spéculation et le retour de la sphère financière à ses comportements sulfureux d’avant la crise. Pour autant, jusqu’à plus ample informé, nos banques ont bénéficié d’une bienveillance sans limite dans le soutien qu’elles ont reçu de l’Etat français, ce qui ne les prédispose guère à cultiver la vertu.
Il faut « remettre l’économie au service de l’homme » dit Nicolas Sarkozy, et pour cela placer le droit du travail, de la santé et de l’environnement à égalité avec le droit du commerce : voilà un programme très progressiste et sans nul doute ambitieux, si l’on veut bien constater que la tendance actuelle est toujours au renforcement de la guerre contre les obstacles au libre-échangisme intégral, quoi qu’il en coûte en matière sociale et environnementale. Ainsi, la sortie sarkozienne à Davos ressemble à un discours de campagne, bien que ponctué d’une note sincère : « il faudra compter avec les citoyens de nos pays ». Eh oui : les risques de déstabilisation de la société s’accroissent lorsque la misère monte en flèche, pendant qu’une petite caste s’enrichit insolemment. On ne sait si l’auditoire du Forum a réellement pris conscience des bouleversements que pourrait susciter la détérioration inexorable d’un système qui épuise ses dernières forces. Franchement, à la lecture des propositions cosmétiques que font les grands managers de l’industrie et de la finance, on peut craindre que tel ne soit pas le cas. Car il ne suffit pas de repeindre les ruines d’Haïti pour prétendre que les effets du tremblement de terre sont effacés.