Aérien : le spleen des

Aérien : le spleen des compagnies

Ayant sous-estimé la puissance de feu des low cost, les compagnies aériennes classiques sont confrontées à une concurrence massacrante. Si elles choisissent d’investir sur ce marché, elles font migrer leur clientèle traditionnelle et elles altèrent leur image. Cornélien. Le transport aérien est-il condamné à se limiter à l’offre de bétaillères volantes ?

Le dilemme actuel des grandes compagnies aériennes reflète, de façon fidèle, le squeeze habituel auquel sont confrontés les prestataires de services de luxe quand ces derniers se banalisent. Dans la production de masse, le prix est nécessairement le premier facteur discriminant. Et en cette matière, les compagnies low cost les plus radines ont démontré qu’il était possible de voler au ras des pâquerettes. Dans un article récent du quotidien La Tribune, un spécialiste du secteur expose crûment la réalité présente : « Si les coûts d’une compagnie sont supérieurs à 4 centimes au SKO (hors carburant) ce n’est pas une low cost ». Le SKO est le « siège-kilomètre-offert », l’équivalent des frais fixes ; pour obtenir le prix de revient d’un vol, il faut donc ajouter le kérosène. La consommation moyenne semble s’établir aujourd’hui à environ 3l/ km/ passager, mais le prix du Jet A-1 , le carburant communément utilisé pour les moteurs à réaction, est assez difficile à identifier. Son prix de fabrication est nettement supérieur à celui de l’essence pour automobiles, compte tenu des normes drastiques qui sont imposées, tout particulièrement sa résistance au gel à très basses températures. Mais les compagnies n’acquittent pas la TIPP (Taxe intérieure sur les produits pétroliers) du commun des mortels (ou de l’heureux usager d’un avion privé) et elles récupèrent la TVA. En outre, elles négocient des contrats d’approvisionnement à long terme, afin de se prémunir contre la forte volatilité du prix du brut.

Bref, on en est réduit à des conjectures : selon les informations éparses que le signataire a pu recueillir, le prix du carburant semble s’établir à environ la moitié de celui que l’on paie pour le plein de notre bagnole. Une estimation grossière, mais un indicateur assez fiable pour étalonner, avec le SKO et la distance à parcourir, si le prix du billet qui nous est proposé est ou non conforme à la norme low cost. Car cette forme de transport ne présente pas que l’avantage d’un prix minoré ; elle emporte des prestations en conséquence. C’est-à-dire spartiates. Long ou moyen-courrier en low cost, c’est l’assurance d’arriver à destination en capilotade pour tout passager dont la taille excède 1,50m, jambes comprises. Après s’être fait rançonner sur tout le parcours pour mériter un modeste en-cas, une boisson tiédasse ou le sourire las de l’hôtesse. Pour voyager aux antipodes dans ces conditions, il faut avoir la passion du voyage chevillée au corps, la souplesse d’un contorsionniste et la patience d’un moine bouddhiste.

Le prix, rien que le prix

Et pourtant, le marché est considérable. Où qu’il réside, le pékin se réjouit de pouvoir s’offrir une escapade loin de chez lui, d’endosser à peu de frais l’habit d’un jet-setter de supermarché ou d’un aventurier de bastringue. Dans l’ensemble, les compagnies historiques ont sous-estimé la puissance de ce désir d’exotisme et minimisé le potentiel des nouveaux entrants sur le segment prolétaire du transport aérien. Le président d’Air France le reconnaît lui-même : la compagnie s’est jusqu’à maintenant contentée de présenter une offre intermédiaire, entre le confort classieux qui a fait sa réputation et le minimalisme des nouveaux cost killers. Mais la mayonnaise n’a pas pris : trop cher pour les Harpagon de l’évasion, pas assez cosy pour les bourgeois parcimonieux. Dans ce secteur, il n’y a apparemment pas de place pour l’entre-deux. Les décisions stratégiques sont ainsi difficiles à prendre. L’expérience démontre que la création de filiales low cost par les compagnies traditionnelles n’a jamais été véritablement couronnée de succès. La plupart du temps, le développement de ces dernières s’est opéré par détournement des passagers de la maison mère. Dans le cas d’Air France, créer une entité spécialisée qui puisse capitaliser sur la réputation de l’opérateur, c’est s’exposer à la dépréciation de l’image de ce dernier. Le malletier Vuitton ne s’est jamais hasardé à lancer une ligne de bagages roturiers dans la grande distribution ; Hermès ne vend pas des carrés en fibre synthétique chez les soldeurs. Peut-être ont-ils tort tous les deux, mais ils n’ont pas pris le risque.

Quel sera demain le paysage du transport aérien si la tyrannie du prix poursuit ses ravages ? Il est probable que l’obsession des volumes et des parts de marché continue de tarauder cette industrie qui exige la mobilisation d’un capital significatif, ou de coûteux contrats de leasing. Si bien qu’il faut s’attendre à ce que l’essentiel de l’offre soit de plus en plus conditionnée à la (relative) modicité du prix, au détriment du confort du passager. Encore heureux que l’on ne puisse pas exiger de lui qu’il pousse l’avion pour économiser le carburant. Un vol selon les canons raffinés d’Air France promet ainsi de devenir l’équivalent d’une croisière sur un paquebot de luxe : un événement rare et prohibitif. A moins que de la chienlit ambiante n’émerge une société suffisamment prospère pour consolider une classe moyenne aisée, capable de payer un prix supérieur à celui d’une bétaillère. Telle ne semble pas, toutefois, être l’évolution en cours. Les compagnies vont donc devoir continuer de ferrailler entre elles, afin d’offrir des prestations de plus en plus calamiteuses pour un prix qui ne suffira pas à garantir leur survie. Le client, selon l’adage, a toujours raison. Mais lorsque sa décision d’achat ne se fonde plus que sur le prix, le prestataire de service a intérêt à changer de métier s’il ne veut pas se ruiner.

Crédit photo : Photos Libres

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