L'entrepreneur et le (...)

L’entrepreneur et le pigeonnier

En prévoyant de doubler la taxation des plus-values mobilières, le PLF a déclenché la bronca des entrepreneurs et de leurs investisseurs, convaincus de se faire pigeonner. Pour maladroit que soit ce projet, il ne doit pas être considéré comme un couac de Bercy. Mais comme le révélateur de questions à clarifier : la « justice fiscale » et les finalités assignées à l’entreprise.

Il était inscrit dans les astres que le projet de budget allait susciter des torrents de protestations : l’option de la rigueur s’imposant au gouvernement, il fallait bien que le contribuable en subît les conséquences. Et ce n’est pas fini, promesse ayant été faite par le ministre des Finances que les hausses d’impôts prendraient fin en… 2014. Ou un peu après, si affinités. Personne n’échappant aux contraintes de la solidarité nationale, tout le monde a des raisons de déplorer la hausse des prélèvements. Mais certains seront proportionnellement plus esbignés : ceux dont la « capacité contributive » est plus élevée. On laissera ici de côté le sort réservé aux revenus millionnaires, dont la machine parlementaire à amender et la créativité de l’ingénierie fiscale parviendront assurément à atténuer les effets. Mais il est intéressant de se pencher sur le sort des créateurs d’entreprises, vigoureusement remontés contre le projet de taxation des plus-values de cessions mobilières : le texte originel prévoyait l’abandon du prélèvement forfaitaire libératoire en vigueur (19% plus les prélèvements sociaux) au profit de l’imposition sur le revenu au barème progressif (donc plus de 60% au total, sans tenir compte de la tranche à 75%). Il va sans dire que chez les candidats à la cession d’une jeune entreprise, qu’ils en aient été les créateurs ou les actionnaires passifs, la mesure projetée a soulevé un tollé bien compréhensible : le projet entraîne un quasi-doublement de l’imposition.

La fronde s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux, avant d’être lourdement réorchestrée par les organisations représentatives du monde de l’entreprise. Toutes, ou presque, ont réclamé l’abandon pur et simple d’un projet « assassin » pour l’entreprise, aboutissant à la « spoliation » voire la « nationalisation » des entrepreneurs et à ce titre susceptible de condamner à jamais toute création sur notre sol, tout en précipitant l’exil des jeunes pousses autochtones. Avec le sens de la nuance qui caractérise ses interventions, la présidente du Medef a même invoqué le « racisme » du gouvernement à l’égard de l’entreprise. Bref, au moment où ces lignes sont écrites, le différend n’a pas encore connu son épilogue, bien que Bercy tente de remettre la pâte dentifrice dans le tube sans donner l’impression de se déjuger. Mais ce psychodrame dépasse largement la portée d’une maladresse politique ; il met l’accent sur des paradoxes et des contradictions qui affectent la cohérence du système dominant, et que l’on a pudiquement préféré ignorer jusqu’à ce jour.

La sacralisation du capital

Les arguments défendus par les créateurs d’entreprise ne sont pas contestables : ils investissent leur énergie et leurs capitaux dans une aventure risquée, sacrifient leur rémunération à la croissance de leur bébé, participent à la hausse du PIB, génèrent des emplois, acquittent taxes, impôts et autres multiples charges, donc contribuent à la prospérité collective. Risques et sacrifices ne se justifient plus s’il s’agit pour eux d’être privés de l’essentiel des profits, lorsque l’entreprise réussit et qu’elle est cédée pour affronter une nouvelle étape de son développement. Le raisonnement est imparable, en régime libéral, et aurait dû être pris en compte par un gouvernement qui ambitionne de réindustrialiser le pays et qui accepte de subventionner les grandes firmes pour stabiliser l’emploi. Comme symbole de l’intérêt public pour l’entreprise, il y a sans doute plus pertinent que le doublement de l’impôt sur les plus-values mobilières…

Pourtant, la mesure revêt toute sa cohérence avec l’intention affichée de mettre sur un pied d’égalité l’imposition des revenus du travail et ceux du capital. Il n’est pas si lointain le temps où tel était (à-peu-près) le cas chez nous. C’est lors du virage libéral du premier gouvernement Mitterrand que les forces économiques ont terrassé les résistances politiques, et que les produits du capital ont bénéficié d’un traitement fiscal considérablement plus favorable que celui des revenus du travail. Depuis lors, tout le monde s’est accoutumé à ce statut inégalitaire, qui défie les règles les plus élémentaires de la « justice fiscale », même chez les libéraux. Les jeunes entrepreneurs sont ainsi de bonne foi lorsqu’ils qualifient d’« absurde » le projet d’unifier la taxation des différents revenus, au motif que le capital est une denrée rare et indispensable à la création et au développement des entreprises, lesquelles sont tout aussi indispensables au bien-être de la collectivité : ils tiennent donc pour « normal » le statut dérogatoire qu’ils ont toujours connu.

Seulement voilà : dans le développement sans entrave du capitalisme financier, nous sommes parvenus à un stade où la fortune se concentre désormais dans un nombre de mains très réduit, pendant que le reste des populations s’appauvrit. Ce « bug » résulte, pour l’essentiel, de la remarquable mansuétude publique, partout dans le monde, à l’égard des produits… du capital. Situation épineuse qu’un Etat isolé, fût-il sincèrement socialiste, ne peut absolument pas modifier sans risquer la délocalisation de ses forces productives. Si bien que toutes les nations de la planète sont exposées à cette contradiction : l’entreprise étant réputée mère de toutes les richesses, elle doit être choyée ainsi que ses actionnaires. Mais bénéficiant d’un traitement de faveur, ces derniers capturent la plus large part de l’enrichissement induit. La quadrature du cercle. Il en résulte des tensions sociales qui finiront par devenir insoutenables. Et qui obligeront à redéfinir le rôle de l’entreprise et la nature des fins qu’elle poursuit, autres que celles de « créer de la valeur » pour les seuls actionnaires.

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