L'entreprise en questions

L’entreprise en questions

Notre pays n’apporte pas nécessairement les réponses appropriées dans sa politique économique. Mais son questionnement demeure pertinent. Car la production privée consomme de plus en plus de ressources collectives. Et le retour sur investissement confirme bel et bien la loi des rendements décroissants.

Peu à peu se forge le sentiment d’une nécessité : mener enfin une réflexion en profondeur sur l’entreprise, ce moteur de la vie sociale. En sa qualité de producteur de richesses, à ce titre contributeur significatif à l’évolution du PIB et de la balance commerciale. En sa qualité de principal employeur, donc en première ligne dans la guerre désespérée contre le chômage. En sa qualité de gros contribuable et de collecteur quasi-exclusif des cotisations sociales, donc partenaire incontournable de la puissance publique. L’expérience du siècle écoulé a démontré que l’entreprise est beaucoup plus performante lorsqu’elle est aux mains du secteur privé - en termes de production de richesses, à tout le moins. En termes d’emploi, c’est moins probant : le marché libéral et global est soumis à une concurrence féroce qui impose d’améliorer sans cesse la compétitivité. Celle-ci s’obtient désormais par le seul levier disponible : l’abaissement du coût du travail. Avec notamment la suppression de postes et la modération (voire la baisse) des salaires.

Longtemps, l’entreprise libérale a été honorée et respectée pour sa contribution inégalée à l’intérêt commun : comme dispensateur de travail (donc de revenus salariaux) et comme vache à lait des caisses publiques. Autant de « générosités » qu’elle doit tempérer, par nécessité de rester dans la course et de satisfaire, disent les critiques, aux intérêts exclusifs des actionnaires. Ce qui n’est pas totalement faux, reconnaissons-le, mais que l’on aurait tort d’imputer à la cupidité ou l’avarice des possédants : les actionnaires n’ont pas l’âme plus noire que le commun des mortels. Mais en période de basses-eaux, ils font comme tout le monde et tirent à eux la couverture de leur statut de propriétaire. Il est plus pertinent d’invoquer la responsabilité des désordres économiques : en phase de crise aiguë, ni le collectivisme, ni le capitalisme, ni la prière ne préservent le plus grand nombre des difficultés. Voilà pourquoi nos sociétés devraient se soumettre à un examen de conscience, car la hausse éternelle du PIB relève de l’illusion. Puisque le capitalisme de marché est impuissant à résorber sereinement les crises, et qu’il est incapable de les prévenir, il devient urgent d’inventer un système qui puisse assurer l’équilibre de la société sans qu’il soit nécessaire d’implorer les divinités providentielles de la croissance.

La firme : ennemi public ?

Dans un tel contexte, se trouve mis en question le statut de l’entreprise : la qualification de ses objectifs prioritaires, les pouvoirs de sa gouvernance, les droits de ses actionnaires, ou, selon une formulation plus iconoclaste, les sujétions de la firme à des fins d’intérêt général. Ce qui revient à redéfinir le périmètre des prérogatives de l’entreprise en termes de propriété. Un sujet tabou, même pour les syndicats progressistes. Cette thématique a récemment été tutoyée dans le psychodrame de Florange. En une chamaille aux tonalités surannées de « Front populaire », s’agissant de l’appel à la nationalisation. Laissant accroire que la fermeture des hauts fourneaux en cause correspondrait à une « mesure boursière », au lieu d’être la conséquence triviale d’un problème (durable) de surcapacités. La nationalisation n’aurait pas changé la donne. Tout au plus aurait-elle permis de faire tourner un site « à la soviétique », c’est-à-dire produisant des biens inutiles, au prétexte de maintenir le plein-emploi. Dans le cas de Florange, les critiques adressées au Gouvernement, accusé de s’être laissé enfariner, sont suspectes de mauvaise foi : en sauvegardant les postes menacés, il a optimisé son maigre pouvoir de contrarier les décisions de gestion d’une multinationale. Mais paradoxalement, le succès gouvernemental met du sel sur la plaie, en démontrant que la firme pouvait renoncer aux licenciements projetés sans mettre son avenir en péril. Et donc que le sort de ses salariés est une préoccupation secondaire, sinon accessoire, face à la santé de ses ratios financiers.

C’est ainsi négliger le principe immémorial du renvoi d’ascenseur. Car la collectivité se montre depuis longtemps attentive à la problématique générale des entreprises. Et solidaire de sa quête de compétitivité. Avec les subventions et les allègements de charges à la création, les incitations fiscales aux parrains des start up – et peut-être bientôt la mise en place d’un statut de « super jeune entreprise innovante », comme le demande un fonds d’investissement spécialisé. Avec l’abaissement régulier de l’imposition des profits et la sédimentation d’une colonie de niches fiscales et sociales. Avec le subventionnement récurrent de l’emploi, comme chez nous le tout récent « contrat de génération ». Avec l’impuissance réglementaire face à l’« habileté fiscale » dont font preuve les firmes transnationales afin de minimiser ou d’éluder la taxation.

Partout dans le monde, l’autorité publique se focalise sur la création de richesses et le taux d’emploi. Dans le système dominant, elle est ainsi contrainte de choyer et de subventionner largement la production, sans même disposer d’une voix consultative dans les choix stratégiques des firmes. Elle ne bénéficie qu’à la marge des profits éventuels mais encaisse en totalité les gros sinistres. Il en résulte une concurrence effrénée entre Etats, qui mettent une part grandissante des ressources collectives au service de la guerre économique privée. Laquelle ne cesse d’étendre ses ravages au sein des populations. Une telle démarche revient à se tirer une balle dans le pied. Sans changement de cap, le monde s’expose à devenir rapidement cul-de-jatte…

Visuel : Photos Libres

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