La parabole de la bagnole

La parabole de la bagnole

L’état de l’industrie automobile constitue une métaphore éclairante de la société tout entière. La fin d’un cycle glorieux, le terme d’une période d’exceptionnelle prospérité. Apparaissent désormais les limites de la sacralisation du marché globalisé et les dommages de la négligence coupable du bien-être des populations.

C’est toujours un moment très attendu, le Mondial de l’automobile, cette grand-messe dédiée à la bagnole, une divinité un tantinet désuète, certes, mais toujours chargée d’un fort pouvoir de séduction. Qu’il s’agisse de sportives félines et surpuissantes, de limousines princières ou de caisses à savon roturières et parcimonieuses, voire de « concept-cars » au profil futuriste et à l’avenir improbable, les nouveautés roulantes attirent une foule bien plus nombreuse que les défilés de mode des couturiers prestigieux. Pourtant, une majorité écrasante des citoyens occidentaux le reconnaît : le véhicule individuel est plutôt ringard, il est coûteux, encombrant et polluant ; il est le fier témoignage du XXème, un siècle de démesure, d’outrances et de gaspillage des ressources rares. Un siècle de saccages éhontés dans un climat général de bonne conscience : le pouvoir illimité de la technologie était supposé rédimer notre espèce de tous ses péchés capitaux. Tel n’est pas vraiment le cas, semble-t-il ; au contraire, certains segments les plus pointus de la technologie génèrent des dommages collatéraux incalculables et irréparables…

Heureusement pour nous, la France vient de s’engager officiellement dans une conduite vertueuse : le véhicule électrique. Tel est en tout cas l’acte de foi de notre ministre du Redressement, qui se réjouit des investissements élevés consentis par nos constructeurs sur ce segment, et qui se montre confiant dans l’avenir du secteur automobile français. Plus confiant encore que les industriels concernés, qui broient du noir face à l’effondrement des ventes, ou que les salariés en cause, paniqués par les fermetures de sites annoncées ou prévisibles. Faute de pouvoir justifier de l’expertise appropriée, on n’ergotera pas ici sur la pertinence du choix du tout-électrique (ou de l’hybride) dans la construction automobile. Tout au plus doit-on remarquer que cette technologie souffre toujours de handicaps majeurs : son prix élevé pour des performances modestes, une faible autonomie et des temps de charge considérables (sous réserve de disposer des bornes ad hoc…), et l’angoisse lancinante du recyclage des batteries, qui promet de constituer un problème environnemental majeur dans une dizaine d’années. En prime, sans vouloir remuer le couteau dans la plaie, lesdites batteries ne contribuent pas à la réindustrialisation du pays : elles sont fabriquées ailleurs que sur notre territoire…

Mission impossible

On l’aura compris : la localisation de la production retrouve une place de premier plan dans les préoccupations publiques, ce qui renforce les tendances schizophréniques de tous les gouvernements occidentaux. Ces derniers ayant fait totale allégeance au dogme de la globalisation, et en conséquence abandonné les attributs de leur souveraineté à la libre férocité du marché, ils se trouvent désormais pris entre le marteau de la finance mondiale et l’enclume de leur opinion publique. En prime, pour corser le débat, les industriels qui ont encore quelques sites de production sur le territoire exercent de fortes pressions sur les décideurs publics et les syndicats. Car le maintien de leurs activités suppose que soit résorbé le lancinant problème du déficit de compétitivité propre à la France, et qui se résume à ces deux paramètres : la « flexibilité » du travail, entravée chez nous par les rigidités du contrat à durée indéterminée, un dispositif contraignant pour l’employeur et pour lui très coûteux, lorsqu’il s’agit de résorber les chocs conjoncturels par l’ajustement de la masse salariale. Les pays émergents, qui constituent par ailleurs un inépuisable réservoir de main d’œuvre bon marché, ne s’embarrassent pas des finasseries « soviétiques » de notre contrat de travail. Le deuxième paramètre est celui de nos charges sociales, objectivement élevées à l’aune internationale, mais qui ont jusqu’à ce jour garanti une relative cohésion sociale – caractéristique du modèle « à la française ».

Il résulte de ce contexte particulier que l’ambition de reconstituer sur notre sol un tissu industriel dense relève de la mission impossible. Sauf à ramener les revenus du travail salarié à la norme des mieux-disant émergents, c’est-à-dire pas grand chose. Et à sabrer dans le dispositif des (importants) transferts sociaux qui caractérise notre modèle. Si l’industrie automobile avait avantage à ramener sa production sur notre sol, le taux d’emploi s’en trouverait indiscutablement amélioré. Mais le pouvoir d’achat des salariés concernés serait encore trop faible pour leur permettre d’accéder aux véhicules low cost, ceux qui ont apparemment permis à Renault de sauver les meubles en ces temps de déprime.

Nous voici donc arrivés à ce stade du cycle où les limites du mode de vie occidental, depuis longtemps pressenties par nombre de prévisionnistes, sont désormais tutoyées, et l’état général du secteur automobile en porte témoignage. Dès lors que les sociétés se soumettent à la seule règle du libre-marché globalisé, le prix des produits prime nécessairement sur le bien-être des hommes ; l’abaissement du coût de revient s’apparente à la quête du graal ; la concurrence sans merci devient une nouvelle croisade et l’extériorisation de profits une ambition métaphysique. Une situation absurde qui mène à la guerre de tous contre tous et qui menace de faire d’innombrables vaincus. Aujourd’hui, les gouvernements des pays anciennement riches tentent de rétablir les conditions de l’ordre ancien, qui a certes généré une formidable prospérité. L’ambition est émouvante mais elle est probablement aussi vaine que celle de rebâtir une industrie automobile flamboyante. Il nous faut inventer un nouveau système. Et nous n’y sommes manifestement pas préparés.

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