Le grigri de la compétiti

Le grigri de la compétitivité

Comme le joueur misant ses derniers jetons sur la couleur, les autorités du monde entier entonnent ensemble l’hymne à la compétitivité. L’économie de marché exige de ses acteurs qu’ils soient compétitifs, on le sait depuis toujours. Mais on sait désormais que les rigueurs de la compétition entraînent des effets aussi indésirables que destructeurs…

Chaque époque aime à enfourcher un cheval consensuel pour affronter les batailles du moment. Depuis quelques mois, le discours officiel, national et international, se focalise sur la compétitivité. Si la vie quotidienne est compliquée, si l’activité est faiblarde, si les déséquilibres se renforcent, c’est une question de compétitivité. Si les gouvernements tardent à adopter les « réformes structurelles » que réclame la morale des temps, et si les populations renâclent à s’y soumettre lorsque lesdites réformes sont votées, c’est que les uns et les autres n’ont pas saisi l’importance déterminante de la compétitivité. Elle est à la société moderne ce que le poumon était au médecin de Molière. Elle est invoquée par le FMI et la BCE pour valoriser leurs préconisations respectives, quelquefois divergentes, à la bonne gouvernance. Elle est revendiquée par l’Allemagne pour justifier le choix de politiques budgétaires sacrificielles. Elle est ressassée par Klaus Schwab, le Secrétaire perpétuel de l’Académie de Davos, pour qualifier les préoccupations obsessionnelles des entreprises. Le concept de compétitivité n’a donc pas le même contenu pour chacun de ceux qui le brandissent : c’est un mot-valise dont les significations multiples autorisent un usage roué.

Dans le discours officiel, il permet ainsi de promettre la rédemption aux populations sans avoir à détailler les souffrances du purgatoire qui la précède. Car dans son acception première, la compétitivité relève de la sphère de l’activité ; elle traduit l’aptitude à la compétition, qui est la règle du jeu incontournable de l’économie de marché. Un combat permanent dont l’âpreté exclut d’emblée les petits bras. Par analogie, tous les sportifs de haut niveau connaissent le prix de la performance : des qualités intrinsèques, certes ; mais aussi beaucoup de travail, de discipline et de souffrances. De la sueur et des larmes, en somme, ce pourquoi les champions sont rares face à des cohortes non compétitives. Notre Conseil économique, social et environnemental (CESE) vient d’attirer récemment l’attention sur son récent rapport, commandé voilà presque un an par le Premier ministre et publié en octobre dernier, relatif à la compétitivité comme « enjeu d’un nouveau modèle de développement ». On peut s’étonner que la problématique d’un « enjeu » décisif, méritant à ce titre d’être mise sur la table sans tarder, ait mariné aussi longtemps avant de gagner en notoriété. Les observateurs perfides attribueront sans doute cette période d’affinage superflu aux exigences du calendrier électoral. Il s’avère en effet que quelques conclusions saillantes dudit rapport viennent de faire leur entrée en campagne.

Le catalogue du CESE

Le rapport ne lève pas l’ambigüité du concept de compétitivité. Dans l’édition de l’Avis du CESE par les Journaux officiels, le préambule en donne la définition retenue par l’Union européenne : « la capacité d’une nation à améliorer durablement le niveau de vie de ses habitants et à leur procurer un haut niveau d’emploi et de cohésion sociale dans un environnement de qualité ». Dans la note de synthèse publiée après le vote de la version définitive du rapport, on lit au contraire que la compétitivité est « l’aptitude d’un territoire à maintenir et à attirer les activités et celle des entreprises à faire face à leurs concurrents ». Une définition moins lyrique, plus terre-à-terre mais d’évidence plus conforme aux préoccupations de la sphère publique. C’est du reste sur la base de cette approche que le Conseil a mené ses travaux. Lesquels constituent une énième compilation des vaticinations ordinaires sur le sujet, par une assemblée supposée représenter tous les échelons de la société et à ce titre présumée délivrer un avis consensuel. Ce dernier aspect n’est pas contestable dans les objectifs avancés : chacun s’accordera à reconnaître les bienfaits d’une croissance « durable », avec un tissu industriel puissant et socialement apaisé, dans le respect des contraintes environnementales, sous la houlette d’une direction politique soucieuse d’encourager et de soutenir la recherche, de promouvoir une éducation de qualité et de ranimer les vocations scientifiques (c’est bien connu : les jeunes boudent les formations d’ingénieurs et veulent tous devenir financiers).

On ne voudrait pas casser trop de sucre sur le dos du CESE, mais ce genre de travail, les services de Bercy le font beaucoup plus vite, avec une argumentation plus étayée et pour un coût bien moindre. Il faut donc regretter que le Conseil ne s’en soit pas tenu à l’excellente définition européenne de la compétitivité, qui oblige à réfléchir aux principes mêmes du fonctionnement de la société. Celle qui requiert une approche de chercheur et d’ingénieur, pas de mécanicien. Pour une assemblée qui a largement le temps de mener une réflexion approfondie sur des thèmes fondamentaux, il est regrettable que ses membres – ceux qui participent activement, à tout le moins – s’en tiennent à rapetasser des lieux communs déjà rancis sous la péremption. Car l’« avis » du Conseil ne ressemble pas à un avis, mais plutôt à un catalogue de vœux pieux et de poncifs consensuels. La dernière ligne du rapport l’illustre parfaitement : « La compétitivité globale n’a de sens que si elle nous conduit vers un nouveau modèle réconciliant croissance économique, protection de l’environnement et cohésion sociale ». Ainsi soit-il. L’ennui, messieurs les Conseillers économiques, c’est que ce sens-là n’est pas celui de la compétitivité, mais plutôt celui de la fraternité.

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