Sur tous les fronts

Sur tous les fronts

La « communauté internationale » s’agite. Pour punir par les armes le Colonel libyen, soudainement devenu odieux à la morale commune, après un demi-siècle de patience. Et au risque de créer un nouveau foyer d’explosion. Le G7 lance une offensive contre la hausse atypique du yen, qui témoigne de l’usure du système financier mondial. Chaud.

Branle-bas de combat. Dans les hauts-lieux de la gouvernance mondiale, d’abord. Après un demi-siècle d’indulgence boutiquière à l’égard du dirigeant libyen, voilà tout-à-coup que son règne est devenu intolérable. Et que l’ONU s’est résolue à valider le recours aux armes, pour empêcher Kadhafi de se maintenir sur le trône. Car contrairement au scénario tunisien et égyptien, où « la rue » a convaincu le despote en titre de plier bagages, le schéma libyen est plus complexe et le Colonel plus coriace. Mais la rébellion ne semble guère résulter de l’éclosion spontanée d’une exaspération populaire longtemps contenue. Le pays est depuis des temps immémoriaux soumis à une organisation féodale, dans laquelle les vassaux tolèrent leur suzerain jusqu’à ce qu’ils se sentent en mesure de lui disputer le pouvoir – et les richesses. La conjoncture étant devenue favorable à l’insurrection, les tribus les moins gâtées par le régime ont sans doute estimé qu’il était opportun pour elles de tenter un coup de force afin de se rapprocher de la mangeoire. Cela ne minimise pas l’oppression que subissent depuis des lustres les populations autochtones, bien entendu, mais confère à la « révolution » en cours une allure de lutte des clans, dont l’issue n’augure pas nécessairement la « libération » du peuple…

En tout état de cause, la légitimation onusienne d’un nouveau théâtre guerrier ne suscite pas vraiment le consensus parmi les « grands » de ce monde. L’Allemagne, la Russie et la Chine, en particulier, ont finalement planqué leur opposition sous le tapis de l’abstention courtoise. Ce qui laisse présager de douloureuses empoignades, et pas seulement verbales. Il faut bien convenir qu’à l’aune de la conception occidentale de l’Etat de droit, le Colonel n’a pas sa place dans la « communauté internationale ». Mais une telle situation a perduré une éternité, sous la bienveillance coupable d’une realpolitik épicière. Aujourd’hui que les enjeux dépassent largement les prétendues considérations morales de l’ingérence, l’engagement en Libye va revêtir une coloration « néo-colonialiste » propre à soulever contre elle nombre de pays arabes et d’autres, plus lointains, susceptibles d’être évincés du butin en cas de succès des assaillants. Après les désastres avérés du Kosovo, de l’Irak et de l’Afghanistan, ouvrir un nouveau front en Libye pourrait bien relever de cette « folie » qu’invoque Kadhafi, à laquelle il promet de répondre par une égale folie – ce dont on le croit volontiers capable, ainsi que de faire de la vie des agresseurs « un enfer ». Paradoxalement, l’ONU n’a pas relevé un récent manquement grave à ses principes moraux : l’écrasement du soulèvement à Bahreïn par l’armée saoudienne. Mais il est vrai que les deux monarchies en cause sont des modèles de démocratie, privant de fondement toute velléité insurrectionnelle...

Le yen à contre-courant

Une autre armée a été levée sur un champ de batailles différent : celui des monnaies. Le G7 a annoncé la mise en commun de ses bataillons pour mener une action concertée, visant à dynamiter l’ascension… du yen. Alors que le Japon se trouve confronté à un désastre d’une intensité exceptionnelle, sa monnaie a battu des records de valorisation – notamment face au dollar américain. Ce qui ajoute à la douleur d’un pays jusqu’ici soutenu par la vigueur de ses exportations. Le phénomène de la valorisation spectaculaire du yen est déroutante dans le contexte actuel : le pays a subi des destructions massives et donc perdu une part significative de son patrimoine physique, collectif et privé ; son activité industrielle est fortement ralentie ; l’importance du nombre de disparus et l’appauvrissement qui résulte du désastre va contracter la demande intérieure ; la reconstruction va exiger un nouveau recours à l’emprunt, alors que l’endettement public est déjà considérable. Tous ces facteurs sont de nature à affaiblir le pays et donc la crédibilité de sa monnaie. Pourtant, le yen subit l’effet mécanique du rapatriement en sol japonais des capitaux considérables qui sont investis dans d’autres monnaies – conséquence d’une balance commerciale durablement excédentaire.

Les arbitrages occasionnés par la situation de crise provoquant la vente massive de dollars (et d’euros, dans une moindre mesure) pour être reconvertis en yens, entraînant ainsi sa forte appréciation. D’accord, c’est une situation absurde. Mais qui témoigne bien des failles énormes que comporte le système financier mondial dans son fonctionnement actuel. Convenons que la situation vécue par le Japon revêt un caractère exceptionnel. Mais la survenance du drame a favorisé la multiplication des opérations spéculatives sur les changes et forcé la Banque centrale nipponne à créer des montagnes supplémentaires de liquidités – largement utilisées pour soutenir le Nikkei. Il en résulte que les vautours des marchés ont été les bénéficiaires directs du cataclysme. Au détriment de la population japonaise tout entière, qui ajoute au coût du sinistre le tribut payé par son Institut d’émission aux charognards de la spéculation. Tout cela élève d’un cran le niveau des désordres du système financier. Qu’il faudra bien un jour prochain se résoudre à revisiter de la cave au grenier. Avant qu’il ne succombe sous la pression du formidable tsunami en gestation.

Par Jean-Jacques JUGIE

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