La politique et la (...)

La politique et la technique

Faute pour la sphère politique de faire preuve de lucidité devant la situation présente, ou de courage pour y faire face avec les moyens appropriés, les « techniciens » sont appelés en renfort d’un système promis au naufrage. Il en résulte une vaine agitation sur le pont européen pendant que la voie d’eau s’élargit.

Nous vivons en ce moment une étape de la « loi du cycle social » que son auteur, P.R Sarkar que l’on a souvent cité ici, n’avait sans doute pas imaginée. Pour le philosophe indien, l’humanité est de tout temps divisée en quatre groupes présentant des structures mentales bien déterminées, qui conditionnent leur comportement : les « guerriers », courageux, aventureux et novateurs (officiers, managers, compétiteurs…) ; les « intellectuels », épris de recherche, de théories et de dogmes (savants, prêtres, médecins, juristes…) ; les « marchands » (nous dirions aujourd’hui les capitalistes financiers), principalement préoccupés par l’accumulation de la fortune, et tous les autres, ceux que Sarkar classe dans le type « Shudra », les sans-grade que le manque de volonté ou de compétence prive de toute ambition. Selon cette théorie, le pouvoir passe successivement des guerriers, qui le captent par la force, aux intellectuels qui le consolident par le dogme approprié, puis enfin aux marchands qui supplantent les deux catégories précédentes. Avant d’être à leur tour balayés par l’exaspération populaire, car leur appétit de richesse ne connaît pas de limite et finit par devenir insupportable à tous les autres. Le pouvoir revient alors aux guerriers et le cycle recommence.

On pouvait raisonnablement penser être aujourd’hui parvenus au terme d’un cycle complet, avec la prise en main manifeste de la planète par l’industrie de la finance. Il semble pourtant que cette dernière phase ne soit pas achevée : les « intellectuels » viennent au secours des « marchands » pour consolider un pouvoir qui pourrait leur échapper, si les débiteurs se mettaient en tête de répudier leurs dettes. Un scénario qui finira bien pourtant par se produire, en vertu du premier principe de la thermodynamique financière, selon lequel il n’est pas possible de tondre un œuf. Mais en attendant, rien n’interdit de nier l’évidence. En foi de quoi des nations en mal d’argent (Grèce et Italie) viennent-elles d’être dotées de gouvernements de « techniciens », c’est-à-dire de mercenaires présentant le même profil que ceux auxquels les actionnaires font appel lorsqu’il s’agit de couper des têtes et de passer l’entreprise à la paille de fer. Il importe, coûte que coûte, de garantir le retour sur investissements. Le job de « redresseur » est ingrat et risqué pour les chefs de gouvernement ; il l’est moins pour les non-élus de la Commission européenne, eux aussi appelés à la rescousse.

La technique dépassée

Il n’est pas question de prêcher ici l’indulgence à l’égard des générations de gestionnaires publics qui ont fossoyé les finances collectives par facilité, par négligence, par calcul ou par incurie. Mais concernant l’Europe, la situation présente conduit à plébisciter des options « raisonnables » qui sont strictement contraires à la volonté des populations. A savoir un renforcement vigoureux de l’intégration, assorti d’un « gouvernement économique » technicien, c’est-à-dire supposé neutre et remis aux mains de la Commission. Laquelle aurait le pouvoir de formater les lois de finance nationales aux impératifs d’une saine gestion, celle qui fixe comme premier objectif le remboursement des créanciers, même quand l’exercice est improbable. Le sort des populations concernées est ainsi relégué au rang de préoccupation subsidiaire, sinon accessoire. Une telle hypothèse achèverait d’épuiser le maigre capital de souveraineté dont disposent encore les Etats-membres, et de rendre factices toutes les procédures qui conditionnent leur fonctionnement prétendument démocratique. Convenons-en : l’usage que les gouvernements nationaux, toutes obédiences confondues, ont fait jusqu’à ce jour de leurs prérogatives budgétaires, ne plaide pas vraiment en faveur du « politique » face au « technicien ». En effet, ce qui est présenté aujourd’hui comme une nouvelle « règle d’or » (l’équilibre budgétaire), n’est jamais qu’un principe immémorial en finances publiques. Dont les représentations nationales, pour démocratiques qu’elles fussent, se sont régulièrement et lâchement affranchies.

Faut-il pour autant abandonner la souveraineté budgétaire à une technostructure dépourvue de toute légitimité élective ? Le clan des « techniciens » (Commission et BCE), allié aux orthodoxes (l’Allemagne en tête) apporte une réponse sans oser poser ouvertement la question. Et imagine chaque jour de nouveaux expédients rocambolesques pour maintenir l’illusion que la situation est contrôlée, et que l’ordre reviendra dans la maison avant que la modification appropriée des traités ne vienne sanctionner une nouvelle discipline communautaire, administrée sous le knout implacable des commissaires-comptables de Bruxelles. L’avènement d’une tyrannie par l’usure est peu vraisemblable. En revanche, il est très probable que l’équilibre budgétaire redeviendra, un jour prochain, la règle intangible qu’elle était avant d’avoir été aussi longtemps foulée aux pieds. Mais le triomphe de l’orthodoxie ne pourra être célébré qu’après le passage par pertes et profits d’une large part des dettes surnuméraires. On comprend sans peine qu’une telle perspective soit désagréable – pour les créanciers, s’entend – et que donc tout soit tenté pour en retarder l’échéance. Mais faute d’oser prononcer le défaut volontaire et délibéré, les Etats ne pourront échapper à leur destin de faillis, sous la pression spéculative des marchés qui, en cette occasion, se tirent une balle dans le pied. Si bien que les uns et les autres donnent le spectacle d’une agitation vaine, désordonnée et pathétique. Qui pourrait encourager les « Shudra » de Sarkar à passer de l’indignation à la rébellion…

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