La Suisse à l'attaque

La Suisse à l’attaque

La Suisse subit une nouvelle pression belliqueuse de l’administration fiscale américaine contre le secret bancaire. Mais elle conduit l’offensive sur un autre terrain : la monnaie. Pressée d’enrayer la constante appréciation du franc, la Banque centrale vient de lancer une action d’envergure : défendre un cours plancher contre l’euro. Sportif…

La Suisse est un pays neutre. Il n’empêche qu’elle vient de mobiliser ses divisions dans la guerre… monétaire qui prend chaque jour une dimension plus inquiétante. Voilà un moment que les milieux d’affaires tiraient la sonnette d’alarme : considéré comme une valeur-refuge face aux désordres mondiaux, le franc a récemment tutoyé la parité avec l’euro, ne cessant de s’apprécier depuis le début 2009, époque à laquelle il se situait dans sa moyenne historique, c’est-à-dire autour de… 1,50. Une telle valorisation, on s’en doute, soulève d’énormes difficultés pour les industries exportatrices, en premier lieu, et pour toutes les autres, ensuite : la dépréciation relative de l’euro (et des autres grandes devises) offre une formidable opportunité de pénétration du marché aux concurrents étrangers.

La Confédération paie ainsi au prix fort la gestion « en bon père de famille » de ses finances publiques et la discipline toute germanique de ses citoyens à l’égard des valeurs collectives. Le taux d’emploi est élevé et la Suisse doit recruter à l’étranger une partie de sa main d’œuvre ; le pouvoir d’achat y est confortable et les syndicats de salariés pragmatiques. Sauf qu’ils ont, voilà peu, donné de la voix : certains chefs d’entreprises avaient affirmé qu’en cas de cherté durable du franc, il n’y aurait d’autre solution que de raboter les salaires pour maintenir la compétitivité. On se doute qu’une telle perspective ne pouvait réjouir les intéressés, pourtant crédités d’une grande loyauté à l’égard de leur employeur. Il en est résulté que les instances politiques sont montées au créneau. Pour apostropher directement la Banque centrale (BNS) qui avait jusqu’alors, il est vrai, laissé apparaître un certain flottement dans ses convictions, et un peu de langueur dans ses interventions. Le problème est toujours le même chez un banquier central « indépendant », dont la première mission est de protéger la valeur de sa devise : la baisse l’inquiète mais la hausse le réjouit, car elle témoigne de l’excellence de son action. Lui demander de déprécier la monnaie, c’est à-peu-près la même chose que d’exiger d’un général qu’il désarme ses troupes d’élite…

L’artillerie lourde

Pourtant, le tir groupé des milieux d’affaires, des syndicats et des banques commerciales, a eu raison des préventions de la BNS. Laquelle a annoncé, dans un communiqué laconique, qu’elle défendrait le seuil minimal de 1,20CHF pour 1euro, par achat de devises étrangères « sans limites de quantités ». Sur le marché des changes, le cours s’est immédiatement ajusté à l’objectif annoncé, avec un recul d’environ 8,5% – un écart spectaculaire pour une devise de premier plan, et inédit pour le franc. Et maintenant, que va-t-il se passer ? Le Président de la BNS a reconnu que l’offensive était hardie : « Nous devons accepter le fait que les coûts associés à ceci puissent être très élevés » a-t-il déclaré, « mais ne rien faire infligerait presque sans aucun doute à notre économie des dégâts considérables sur le long terme ». Faut-il penser que les possibles embarras se situent exclusivement dans le court terme ? Pas sûr : les difficultés potentielles sont liées à la santé de l’euro, dont le rétablissement n’est pas encore garanti… Dans l’immédiat, les marchés jugent crédible la détermination affichée par la BNS. Il faut reconnaître que l’institution est respectée : pendant le mois d’août, elle n’avait pas hésité à injecter des doses massives de liquidités (200 milliards de francs, soit davantage que lors du pic de la crise en 2009) : l’envolée du franc avait alors été enrayée et les taux courts étaient même devenus négatifs, pour la plus grande satisfaction des nouveaux emprunteurs hypothécaires, dont les contrats (à taux variable) prévoient la possibilité d’un taux nul. Mais la soudaine dégringolade des Bourses a brutalement ranimé la demande de « monnaie-refuge », réduisant à néant l’effet des mesures précédentes. La BNS a donc été contrainte de recourir à ce que les observateurs ont appelé « l’option nucléaire ». La métaphore n’est pas excessive : dans un système de changes flottants, défendre un cours pivot « coûte que coûte » constitue l’arme ultime de l’Institut d’émission, celle que l’on emploie quand l’aimable dissuasion ne fonctionne plus. Et il n’y a pas de retour en arrière possible, sauf la capitulation sans conditions.

Le risque pour la BNS, c’est d’être maintenant contrainte de se mesurer au scepticisme (éventuel) du marché. La puissance de feu de ce dernier étant considérable, la Banque centrale pourrait être amenée à gonfler démesurément son bilan, par l’achat à livre ouvert d’une devise au devenir… hypothétique. En somme, une version helvétique du quantitative easing américain, où la FED achète à tour de bras des créances sulfureuses (en ce compris les Bons du Trésor US). On comprend sans difficulté que les autorités de la Banque suisse aient tergiversé avant de recourir à ce moyen ultime, dont le message est on ne peut plus clair : à ce stade de la guerre des monnaies, le pays de la Croix Rouge ne fera pas de quartier. C’est la promesse d’une lutte impitoyable, dont on accepte par avance le coût potentiellement incalculable. Les fonds spéculatifs anglo-américains doivent déjà affûter leur stratégie, sous la double perspective alléchante de gagner beaucoup d’argent et de semer un peu plus de zizanie en Europe. Quitte à ce que le système financier tout entier tombe en catalepsie – et eux avec…

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