Un duel à 19 millions

Un duel à 19 millions

Vous avez vu la confrontation ? Deux hommes face à face, d’un calme olympien, très concentrés sur leur main d’atouts ; un décor minimaliste, celui d’un bistrot de campagne, un Café du Commerce où chacun paierait sa tournée de silence ; des galurins informes, une pipe émaillée mais pas de fumée, un kil de rouge en bout de table mais pas de verres : tout est humilité et parcimonie. Vous avez reconnu les Joueurs de cartes de Cézanne, l’une des aquarelles préparatoires à la série des cinq toiles que le peintre consacra au sujet, et dont l’une a récemment été acquise par le Qatar pour la modique somme de 250 millions de dollars (une estimation : le montant de la transaction n’a pas été révélé). L’aquarelle en question vient de passer sous le marteau de Sotheby’s : un anonyme fortuné l’a emportée contre 19.12 millions de dollars, montant hors frais, hors taxes et non dédouané. Ce n’est pas mal payé pour un brouillon, même si le dollar vaut aujourd’hui moins cher qu’au temps de Cézanne.
On reconnaît le talent d’un commissaire-priseur à son sens de l’opportunité.

Il y a des moments plus favorables que d’autres pour faire monter les enchères. Voyez les Joueurs de cartes : on compte trois ou deux joueurs selon les versions, et peu ou pas de spectateurs. A quoi jouent-ils ? Mystère et boule de gomme : le jeu est totalement fictif. C’est une allégorie de compétition. L’important, c’est de participer, comme disait l’autre coubertien gnangnan. Vous avez fait sans peine le parallèle avec la compétition politique, dans laquelle deux factions tentent de mobiliser le pays tout entier dans des querelles picrocholines, où le seul véritable enjeu est de savoir qui revêtira l’habit de pourpre. Pour le reste, eh bien, la conduite des affaires suivra la feuille de route déjà écrite par les marchés, eux qui sont chargés de financer la suite de la représentation. Les commissaires-priseurs sont donc très inspirés d’avoir programmé, dans la foulée, la vente de la seule version du Cri, de Munch, qui fût encore dans les mains d’un collectionneur privé. Son prix a pulvérisé le record jamais atteint aux enchères : 119.92 millions de dollars. Une fortune pour ce pastel qui est un véritable concentré d’angoisse, et qui pourrait bien être la représentation prophétique des temps à venir.

La recette du jour

Bonne chère aux enchères

Dans la limite de vos moyens, vous avez maintenu la tradition familiale consistant à collectionner les toiles de maître. Très bien. Mais vos pièces n’ont que quatre murs et vos finances se racornissent. Choisissez le moment opportun pour céder quelques œuvres aux enchères. Quand les denrées deviendront rares, vous vendrez votre Nature-morte aux pommes et aux oranges de Cézanne. Elle est sacrément appétissante.

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